Sous rires

Il était un âge de glace…
Temps maussade pour les enfants.
Ce n’étaient pas les tourbillons de neige qui les frigorifiaient, ni la grêle qui les assommait. Et ce n’était pas le froid qui plantait des nez rouges au milieu de la figure.

C’était une ère de bêtise.
Un monde clownesque où les clowns ne faisaient plus rire. Plus du tout…

Les marchands étaient des clowns, les policiers et les soldats étaient des clowns, même le médecin et l’instituteur faisaient le clown.
Avec tous ces polichinelles partout, plus personne n’avait envie de rire.
Sauf… que le rire était devenu obligatoire.

Il fallait mériter son nez rouge !
La journée devait commencer par un éclat de rire.

*
*     *

Ce matin-là, le soleil glissa un rayon à travers les rideaux et caressa les paupières d’Ada. Le sourire vint tout seul à ses lèvres. Et ce bonheur quand Maman entrait pour la réveiller !

Maman s’assit sur le lit et la fourche de ses doigts peigna la chevelure d’Ada. Un dernier bâillement monta jusqu’aux lèvres de la fillette et éclata comme une bulle qui se mua en gloussement. Encore un peu ensommeillée, elle raconta son rêve et le moustique qui l’avait tourmentée… Maman trouvait toujours les mots magiques qui escamotaient le chagrin.
Et surtout sa si belle Maman l’inondait de ses lumineux sourires éclaboussant de gaîté, d’énergie et si contagieux.

Mais sourire n’était pas rire.
Et dans la chambre, ça ne comptait pas.

Le cœur d’Ada se serra : saurait-elle rire tout à l’heure avec ses camarades ?
Maman la consola, dit que le monde marchait sur la tête :
– Au Moyen Âge, le roi n’avait qu’un seul fou. Aujourd’hui tout le monde est fou !

Dans la cuisine, la poussière se déposait sur la radio. Maman avait cloué le bec à l’assourdissant tintamarre de blagues et de rires en conserve. Elle ouvrit la fenêtre et invita au petit-déjeuner le frissonnement de la brise, le bourdonnement des insectes, le gazouillis des oiseaux. Elle resta là, dans l’encadrement de la fenêtre, à rêvasser et siroter son café pendant que sa fille mangeait. Elle ne quitta son affût qu’à l’exclamation d’Ada :
– J’ai fini, Maman !

Maman lui débarbouilla le minois, puis accompagna ses derniers préparatifs. Vigilante jusque sur le palier comme si elle livrait sa fille à un monde en guerre.
Celui des clowns…

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*     *

Sur le chemin de l’école, Ada caressa « son » chat. Une peluche blanche et noire qui l’attendait sur le perron voisin. Elle se dressa sur ses pattes, tendit sa gorge aux chatouillis de la petite fille, ferma les yeux et son museau au nez rouge prit des mines voluptueuses. Les ronronnements de l’animal faisaient écho aux cajoleries d’Ada.

Ada entra dans le parc en poursuivant un papillon et tournoya dans les pétales lorsqu’un coup de vent ébroua les arbres. Près de la boulangerie, un parfum de brioche titilla ses narines et le carillon tintinnabula comme un client passait la porte.

Mais après…

Le silence monta telle une nappe de brouillard. Plus elle approchait de l’école, plus l’air devenait gris. Comme si le soleil boudait.

Dans la dernière rue, elle contourna prudemment le clochard qui étendait ses jambes en travers du trottoir. Il gesticulait à tort et à travers et le mouvement de ses bras évoquait un moulin à vent déjanté. Sa bouche s’ouvrait et se fermait comme s’il criait ou chantait, mais il ne parvenait qu’à hoqueter un rire qui effrayait la petite fille. C’était le premier nez rouge de la journée. Il brillait comme éclairé de l’intérieur. Ada ne l’avait jamais approché et ne savait pas si c’était un vrai faux nez ou un tarin d’alcoolique fertilisé par la bouteille de rouge qui trônait à ses côtés.

Aux abords de l’école, pesait un silence de mort rompu seulement par le crissement des semelles sur le sol. Le monde paraissait noir et blanc comme si les couleurs avaient démissionné hormis les nez rouges des rares camarades qui l’arboraient fièrement. Les autres baissaient la tête pour se mettre en rang et se regardaient par en dessous. Personne ne pipait plus mot.

Une ambiance suspicieuse qui ne prédisposait pas vraiment au rire.

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*     *

Depuis que la tyrannie du rire sévissait, l’instituteur était en première ligne. Il était le responsable du rire, le culturiste des zygomatiques.

Ada et ses camarades voyaient bien qu’il était de plus de plus désemparé. Qu’il trichait : il faisait de la musculation des pommettes, des lèvres, tentait d’inventer des grimaces. Sans succès. En quelques semaines, ses rides s’étaient incroyablement creusées. Sa tête ressemblait maintenant à un vieux citron tout fripé.

La Maman d’Ada aussi riait, mais c’était un rire spontané qui s’ouvrait comme une fleur, qui explosait de couleurs comme un feu d’artifice. Dans ces moments, Maman était resplendissante et avait l’air plus grande que n’importe qui ! Maman n’avait presque pas de rides et elle avait le même âge que l’instituteur.

Après les grimaces, il raconta des blagues – mauvaises quand elles étaient neuves, éculées quand il puisait dans son vieux stock. Les écoliers écoutaient et restaient de marbre.
Son maquillage de clown blanc le rendait encore plus pathétique. Lorsqu’il se dépensait en singeries, la poudre blanche se dispersait comme la poussière quand on battait un tapis. Avec l’effort, la sueur commença à dégouliner et laboura de larges sillons dans son maquillage. À la fin, effondré par l’inutilité de ses efforts, des larmes coulèrent achevant la débâcle.

Ces larmes furent à la fois son sésame et un sacrilège.

Son sésame, car les enfants commencèrent à se pousser du coude, à ricaner avant d’éclater de rire quand le pauvre homme s’effondra en larmes. Un spectaculaire barouf où les petits poings martelaient les pupitres au rythme des quolibets.

Un sacrilège, car il était interdit de pleurer. Tout le monde savait qu’il fallait enterrer ses larmes sous l’oreiller ! Alors un enseignant dont la vocation principale était d’apprendre le rire à ses élèves…

[…]


#envie d’en parler, d’écrire…