Stalker

d’Andrej Tarkowskij (Russie, 1978)

La voie du bodhisattva

Un Stalker est un guide chargé de piloter ses clients à travers la Zone pour qu’ils puissent accéder à la Chambre des désirs. Il connaît à la fois les failles du sévère dispositif de sécurité en interdisant l’accès et les pièges protéiformes qui innervent la Zone. Stalker n’est pas qu’un métier, c’est avant tout une vocation : le Stalker n’a le droit ni de pénétrer dans la Chambre pour exaucer ses propres vœux, ni d’abuser de son privilège pour réclamer des honoraires exorbitants.

La Zone, elle, est née de l’impact d’une météorite. Ou d’une explosion nucléaire. Personne ne sait vraiment : ceux qui ont enquêté, y compris un bataillon chargé de la ratisser, ont disparu. Les autorités l’ont donc isolée : les gardes tirent sans sommation et si un groupe est arrêté, le Stalker risque dix ans de prison.

Ce matin-là, le Stalker doit accompagner un écrivain et un physicien.

Saluons d’abord la remarquable qualité de l’image : grise, en noir et blanc donc, pour le quotidien, en couleur pour la Zone. Une attention particulière est portée aux matières (c’est Tarkovski lui-même qui est crédité des décors) et à leur éclairage. Autre particularité rare : dans les cadres, la ligne d’action épouse presque toujours l’axe caméra. L’action ne se déroule pas, comme habituellement, de cour à jardin ou inversement, mais projette la progression des personnages – mais aussi celle du récit et donc du mental du spectateur – au loin, au-delà, dans le prolongement du regard caméra, vers un espace qu’occulte souvent le dos des personnages. C’est un POV (point of view, point de vue), mais empathique, collectif associant personnages et spectateurs. Et, contrechamp oblige, autorise même aux comédiens des regards caméra pour interpeller, impliquer le spectateur.

De même les pièges de la Zone n’ont rien d’Hollywoodien. La Zone manipule l’espace et le temps. Par une sorte de respiration panthéiste, elle sonde ses touristes, s’assure qu’ils sont à la hauteur de la progression initiatique qu’elle leur impose, « respectueux de la satya », sinon le prix à acquitter est la disparition. Ce difficile cheminement jusqu’à la Chambre dépouille peu à peu les voyageurs de leur vanité. Arrivés sur le seuil, ils réalisent la vacuité de leurs désirs initiaux, ceux qui les avaient poussés à s’assurer les services du Stalker. Il s’agissait d’argent, de vengeance ou de reconnaissance sociale (ceux-ci évoquaient le prix Nobel), donc principalement matériels et égoïstes. Là, à destination, ils prennent conscience de l’absence de tout désir plus profond, plus essentiel. Aussi renoncent-ils à entrer dans la chambre. Et le Stalker constate à chaque fois la même chose. Confrontés à eux-mêmes, nos contemporains révèlent leur abyssal vide intérieur. Le périple, puis l’accession au seuil de la chambre agissent comme des révélateurs : comme la pesée des âmes chez les anciens Égyptiens ou les Chrétiens. Ou, plus parlant, comme la loi du karma : en quelle créature mérite-t-on d’être réincarné. De nos jours, si l’individu est confronté à ce choix, la question reste sans réponse, ou alors en rien (un rien à l’opposé du nirvana), car le désir est absent s’il doit s’exprimer au-delà de contingences matérielles. À ce titre le Stalker serait un bodhisattva sceptique : comme eux parvenu au nirvana, il reste dans le cycle des samsara pour aider les autres à franchir avec succès les épreuves et à accéder au nirvana (ses clients lui reprochent d’ailleurs de ne jamais passer devant), mais à chaque voyage il constate que son aide est inutile. Il les mène avec succès jusqu’au seuil, mais là il doit les laisser livré à eux-mêmes et aucun n’est capable de franchir le pas ultime et libérateur (la moksha). Notre monde matérialiste ne fournit plus le bagage spirituel nécessaire (pour s’affranchir du karma…). D’ailleurs n’est-ce pas un arhat travaillé par la compassion que décrit son épouse dans sa confession finale où elle proclame son épanouissement malgré des conditions d’existence manifestement difficiles ?

Dans le dernier plan, leur fille commence par bousculer le dispositif général. Filmée de profil, elle lit (activité immatérielle…), mais finit par se tourner vers la caméra et par sa puissance spirituelle fait bouger les verres posés sur la table. La petite paraplégique bascule de l’action (ligne d’action latérale) à la profondeur et suggère que le matériel, ce corps qui lui manque, n’est qu’accessoire et indique le potentiel d’une autre voie.

© photogramme du film (source Allociné)


#envie d’en parler, d’écrire…