Edward Hopper

Illustration : Wellfleet Road, 1931 (détail)
aquarelle et crayon sur papier, 35,6 x 50,8 cm (collection privée)

Dead Calm

A fresh Look at Landscape
aquarelles et huiles des années 1910 aux années 1960
Riehen (Bâle), Fondation Beyeler du 26 janvier au 20 septembre 2020

_suivi de : Naufrage en apesanteur, Paris, Grand Palais (2012)

_voir aussi Wayne Thiebaud (1920–2021) : de quarante ans son cadet, mais un esprit voisin, discrètement impitoyable… un peintre presque inconnu en Europe, alors qu’aux États-Unis ses œuvres figurent dans les collections des plus grands musées (Fondation Beyeler, 2023)

Hopper (1882-1967) est entré dans l’inconscient collectif et par la grande porte : celle d’images qui happent d’emblée le spectateur. Aucun discours n’est nécessaire pour être emporté par leur rude beauté et littéralement installé dans l’espace de ses toiles. Wim Wenders y reconnaît l’expression de l’âme américaine. Mais ne serait-ce pas au fond une quête de l’âme ? Celle de l’American way of life qui croit triompher dans la modernité sans s’être trouvé ?

Le peintre saisit ces moments de suspension dans/devant ces paysages ou face à ces êtres qui se sont comme mis sur pause. Regarder quelqu’un qui regarde, c’est être impliqué dans une triangulation qui lie le spectateur, le sujet et l’objet qu’il observe – invisible presque toujours chez l’américain (cf. Cape Cod Morning, 1950). Se crée ainsi une identification avec la situation peinte malgré le sentiment d’étrangeté que suscite une logique d’épure (pas de vitre, d’huisserie, de fils sur les pylônes) et la présence têtue d’une frénésie formellement absente du tableau, mais inscrite par sa trace comme un caillou de petit Poucet d’une toile à l’autre : rails et trains, voitures, poteaux électriques ou téléphoniques, feux rouges, enseignes… Un univers familier poussé vers l’incongru.

Un territoire intermédiaire entre peinture et cinéma

Le réalisateur évoque un « territoire intermédiaire entre peinture et cinéma ». Au-delà du figuratif, les toiles de Hopper sont narratives, non pas sous une forme exhaustive comme chez Carpaccio (telles Les légendes de Sainte Ursule ou de Saint Georges à Venise où chaque épisode de leur histoire est scrupuleusement représenté*), mais comme dans un plan de cinéma avec l’inconnu et la puissance du hors-champ qui ouvre la voie à l’imaginaire, à l’univers du spectateur qui, comme ces personnages, prend ce temps du regard et instinctivement comble le récit (ou pas). Les vues de Hopper ne sont pas dans un champ clos qui s’arrête au cadre (comme les vedute pour rester chez les Vénitiens) : ce qui n’est pas figuré impose sa profondeur à ce qui est peint.

* quoique La Vision de Saint Augustin avec ce regard du théologien vers la fenêtre appelle déjà le hors-champ dans l’image

A fresh Look at Landscape

L’exposition de Beyeler a été élaborée en coopération avec le Whitney Museum of American Art, New York, dépositaire de la plus importante collection au monde d’œuvres d’Edward Hopper. S’il n’y a pas Nighthawks (1942), peu de travaux de ses années parisiennes (hors Le Bistro & Valley of the Seine, 1909), peu d’intérieurs – chambres d’hôtels, lobbies, bureaux, théâtres –, elle offre un éclairage parfaitement complémentaire à la rétrospective du Grand Palais (2012) où figuraient ces pièces. Une proposition très homogène avec surtout des paysages ou des « balcons » vers ces vastes espaces américains : une « Kammerposition » selon le mot de Wenders.

Des fermes et leurs hangars voisinent avec des arbres battus et modelés par le vent renvoyant au devenir de ces agrégats humains (Railroad Crossing, 1922-23). La mécanisation affronte la puissance naturelle et avance par le train, les routes, les pylônes, la brique qui démentent la virginité de ces territoires, discrètement (Road in Maine, 1914), envahissante (Wellfleet Road, 1931 ; Gaz, 1940 ou Portrait of Orleans, 1950) ou si omniprésente qu’elle crée elle-même des obstacles (American Lanscape, 1920) suggérant l’ampleur du bouleversement en cours. Ou, à l’inverse, ce raz de marée d’un menaçant Wild West qu’il faut conjurer (Railroad Sunset, 1929). Et, toujours, cette façon de désamorcer le sujet avec l’importance de l’avant-plan : Freight Cars, Gloucester (1928) ou ce terre-plein de Circus Wagon (1928) qui renvoie vers le fond la remorque et le chapiteau avec l’appui du balcon et de la voiture à gauche.

Impermanence

Un parcours américain de la maturité avec ces marines, ce brouillage avec le troublant amalgame de rochers et de voitures (Cars and Rocks, 1927) et ces Cape Cod (il y avait sa villégiature) où maisons, phares, balcons, vérandas scandent une solitude psychotique comme des guérites destinées à s’assurer que la machinerie de conquête fonctionne (images emblématiques que Hitchcock utilisera dans Psycho et Les Oiseaux). Les allégories d’une immuabilité factice dont les détails, la composition proclament le provisoire…

Une envoûtante salle est consacrée aux dessins et aux aquarelles qu’il réalisait depuis la banquette arrière de sa voiture. Une façon de préserver la distance, de rester hors de l’espace représenté et d’en approfondir le sens avec, là aussi, cette volonté d’abstraction. Travaux émouvants, car il saisit sur le vif l’immémorial combat de titans que se livrent l’ombre et la lumière avec la fermeté des noirs affrontant ces blancs dressés comme des séracs (Rocky Shore and Water, 1923-24). Fulgurant contraste qui nous projette dans cette impermanence que les tableaux de Hopper déclinent avec une telle puissance.

Two or Three Things I Know about Edward Hopper

C’est le titre – volontairement modeste – du film 3D (14 min) que Wim Wenders a réalisé à la demande de la Fondation. Sa connivence avec le peintre est évidente : des vues plongeantes (The City, 1927) comme celles des Ailes du Désir, les espaces déserts et les suburbs (Houses on a Hill, 1926 ou Two Puritans, 1945) qu’il filme dans Paris, Texas avec Nastasia Kinsky qui pourrait être la femme de High Noon (1949). Et puis ces chambres usées de motels, ces espaces interstitiels ou en déshérence de son road movie Au fil du temps

Si Hopper s’attache à restituer la quintessence des choses par l’épure, cette position est intenable avec l’hyperréalisme imposé mécaniquement par la caméra. Le réalisateur a l’intelligence de jouer cette option en amplifiant la matérialité des lieux filmés : un éclairage rasant sur les irrégularités des murs, la vibration de la poussière dans les saignées de lumière, les indices d’une contamination par les ruines, l’usure du temps comme si ces hommes, ces femmes étaient là depuis une éternité. Wenders rend ainsi palpable l’effet de la quintessence sur cet univers magnifiquement éclairé, légitimant les cadres et la mise en scène des tableaux du peintre, restituant une Amérique d’autant plus fascinante qu’elle appartient au passé (on pense à son Hammet). Par bouffée, la musique invite un glamour de music-hall, instillant un parfum d’époque d’autant plus désespérant que le réalisateur noue une chorégraphie des corps qui se cherchent sans se trouver…

Parution papier :
Hebdoscope, n° 1069, mars 2020


Naufrage en apesanteur

Paris, Galeries nationales du Grand Palais (10 octobre 2012 – 28 janvier 2013).

Ses premières toiles et les aquarelles parisiennes affichent deux constantes. Le goût des avant-plans triviaux affrontés à des monuments classés (Louvre and Boat Landing, 1907 ; Notre-Dame n° 2, 1907 ; The Louvre in a Thunderstorm, 1909). Hopper assume pleinement cette crudité : l’outrancier feu rouge voisinant avec la culée historiée du Pont-Neuf (Bridge in Paris, 1906), les cheminées sur les lavoirs (Les Lavoirs à Pont Royal, 1907), les lavoirs devant le Louvre (Le Pavillon de Flore, 1909). Le beau – ou considéré comme tel – est constamment ravalé, remis en perspective dans un environnement disgracieux, le plus souvent industriel. Les attributs de la modernité s’installent, colonisent sans complexe les traces du passé. Les points de vue, les dispositifs aussi sont déjà caractéristiques : une impression de balcon sur le monde s’élabore. C’est l’espace – plutôt sinistre – du spectateur qui s’ouvre vers les monuments, les grignote, les contamine de sa trivialité. Une dichotomie intime qui se concrétise dans l’espace urbain et devient celui de la toile.

Les types parisiens attestent du coup de crayon de ses jeunes années. À l’époque, les deux sujets – personnages et paysages (surtout urbains) – suivent leur propre chemin et ne se croisent que rarement. Il maintient déserts les espaces peints ou avec une silhouette à peine discernable (Two Figures at Top of Steps in Paris, 1906). Et ces espaces vides, ces fenêtres, ces cages d’escaliers qui devraient grouiller de vie, d’enfants turbulents sont délaissés avec une atmosphère de cimetière (Interior Courtyard at 48 rue de Lille, Paris & Stairway at 48 rue de Lille, Paris, 1906).

Soir

Une rupture s’opère avec « Soir Bleu » (1914) où les personnages s’instaurent en paysage générant un intense sentiment d’irréalité que renforce leur indifférence. Et cette fulgurante déshérence installée par ce clown désœuvré qui fume. Seul le bourgeois à droite affiche sa curiosité pour ce monde interlope. L’irruption des lampions – tombant comme des bulles de savon portées par une brise – s’efforce de connoter la fête un peu ravalée par ce poteau central rappelant la nécessité d’un support matériel, suggérant un festif fabriqué. Et surtout cette intrigante nuque rouge du militaire : le dur et le sang. Cette figure si centrale, est-elle dedans ou dehors ? Elle est manifestement en tension avec le regard de la prostituée (?). Le soldat et la fille, deux regards qui se croisent dans l’axe du peintre spectateur, mais s’ignorent. Métaphore d’un ordre solide en apparence, l’armée, qui constate les abîmes du chaos. Un concentré de l’humanité ? L’impression première est celle d’un pont de navire, d’une arche de Noé humaine tentant d’emporter son clinquant et menacée par la vague qu’évoque le fond. Les balustres en pierre rappellent cependant un espace plus solide, plus ancré. Une toile bascule, avec une ambiance à la Otto Dix moins outrée et, peut-être par là, plus angoissante, celle d’une humanité qui se cherche dans l’ébauche d’une débauche, sans vraiment chuter, sans rassurer non plus. Une prostituée certes, mais visiblement au chômage… comme le clown.

En France, l’inesthétique industrielle colonisait les bâtiments historiques. Aux États-Unis, les tensions s’approfondissent. Les rares maisons sont impitoyablement écrasées par le gigantisme des routes, rails, immeubles. C’est la possibilité d’une intimité qui est sacrifiée. Les espaces sont d’autant plus hostiles qu’ils sont plus vastes et toujours aussi déserts. La marche, le corps de l’homme ne les maîtrise plus. Il reste là à les contempler à défaut de les habiter.

La vieille maison dans la brume sous le Queensborough Bridge (1913) est le vrai sujet, même si elle est floue, comme gommée. Fort logiquement : c’est la victime du pont et de la vitesse. Elle est perçue à la dérobée depuis la fenêtre d’une voiture. À quel autre endroit poser un chevalet ?

Gouffre

Sur cet immense territoire, le lien entre les êtres se distend. Les interstices gagnent en importance et se matérialisent avec les trains, le macadam, les zones industrielles, les suburbs, quelquefois les landes. La familiarité de Hopper avec l’Américain moyen, produit de l’American Way of Live, est dans cet exil spatial qui plonge les personnages dans la perplexité, la déshérence, l’attente. Mais l’attente de quoi ? Et si les rues, les boulevards semblent plus concentrés, c’est par opposition à la taille des gratte-ciel. Des hauteurs qui transforment les espaces urbains en canyons. Il installe un paysage minéral fabriqué de main d’hommes et de machines : un milieu hostile, un piège. Avec en contrepoint ces femmes nues comme posées au bord du gouffre, métaphore d’un destin qui se dérobe.

La nature elle-même se fait menaçante et il la peint selon un dispositif comparable. À Ogunquit, l’ombre à l’avant-plan monte à l’assaut du soleil dévoilant un monde essentiellement instable (Cove at Ogunquit & Sea at Ogunquit, 1914). Tension même dans les loisirs : The Catboat (gravure, 1922) est saisie dans un rude déséquilibre avec l’angle si tendu entre le mât, la bôme, les cordes et la musculature des marins qui luttent contre le dessalage. Le monde n’est décidément pas donné.

Les gravures confirment son bagage technique. Dans The Lonely House (gravure, 1922) – qui semble surgie de terre – la façade travaillée, affichage social des résidents, est mangée par l’ombre, alors que les gamines jouent innocemment du côté épuré éclaboussé de soleil.

La cousette, plus âgée, d’East Side Interior (gravure, 1922) est autrement méfiante. C’est ramassée sur sa machine à coudre qu’elle scrute le soleil, appréhendant ce monde au dehors. Et il fait irruption dans le nid d’Evening Wind (gravure, 1921) avec le rideau tourmenté, le jeté de soleil sur le lit et la jeune femme en balance au bord du gouffre : ce blanc immaculé de la baie. La fenêtre – qu’il débarrassera plus tard de ses huisseries – est pour Hopper, la figure conjuguée de la menace – forcément invisible – et de l’absence.

Déjà From my Window (gravure, 1915-1918) installait la matérialité du nid par l’étroitesse de l’échappée. La profusion externe y était encore visible. Avec le temps, le point de vue se focalisera sur le porteur du regard au détriment de ce qu’il observe. My Roof (aquarelle, 1928) forgera encore ce nid, en plein air cette fois, avec des édicules posés comme des rochers artificiels. Un nid souvent provisoire qu’on peine à quitter – les bagages d’Hôtel Room (1931) l’attestent – non par nostalgie, mais faute de destination. Désormais la confrontation heurtée des aplats suggère le chaos en gésine sous cet ordre apparent. Les corps, mal à l’aise, restent nus ou presque. L’exhibition des chairs blafardes dans un cadre si net, mais anonyme renforce le sentiment de mal-être. Et s’ils ne savent où aller, au moins il y a les trains pour préserver l’illusion d’un destin.

Trains

La gigantesque machine de The Locomotive (gravure, 1922) écrase les personnages, repoussant l’un d’eux au-delà du cadre. Plus loin, elle dérangera la baignade des deux jeunes femmes de Train and Bathers (gravure, 1920). Une impertinence, une agressivité mécaniste. Une indifférence à l’humain surtout. Chez Hopper, les machines échappent à leur créateur et conditionnent tout l’espace dont elles possèdent seules la maîtrise. Au point que l’humain doit en être banni. New York Pavements (1924-25) le suggère. La vue en plongée renforcée par la légère oblique de la perspective qui ne suit pas le cadre (en haut) et le voile de la nonne qui tournoie provoquent une aspiration de ces intrus vers le hors-champ.

Dans Railroad (gravure, 1922) et House by the Railroad (1925), les rails scient les fondations de la maison et le ballast semble monter comme une vague préfigurant le naufrage. Dans la toile de 1925, la lumière elle-même semble promise à l’engloutissement. Les wagons de Freight Cars, Gloucester (1928), les canalisations de From Williamsburg Bridge (1928), le bitume de Road and Houses (1930-1933) jouent le même rôle d’avant-plan dévorant. D’autre fois, c’est un simple élément : le panneau à vendre de East Wind Over Weehawken (1934), le chariot à bagages de Dawn in Pennsylvania (1942), l’enseigne de Portrait of Orleans (1950), tout comme les poteaux, les escaliers de secours, le bric-à-brac dans ses aquarelles (1923–1925). Pour Hopper, la modernité est déjà compromise, alors qu’elle n’est même pas advenue.

Le ballast de Railroad Sunset (1929) dresse un impressionnant barrage contre le soleil et ces vallonnements qui enflent au loin comme un raz-de-marée. Avec un mirador sentinelle qui surveille cette mer minérale afin de préserver l’ombre déserte aux pieds de sa digue. Paradoxalement ces espaces gigantesques tendant à l’abstraction installent une forme de claustrophobie. Les phares émergeant de masses d’ombre, saisis dans une lumière drue, n’éclairent pas, ils sont en attente comme ces êtres perdus dans les chambres d’hôtel : The Lighthouse (gravure, 1919-1923), Lighthouse Hill (1927) & The Lighthouse at Two Lights (1929).

Spectateur

Ou ces spectateurs installés dans des salles désertes. Le rideau est baissé, le spectacle est ailleurs que sur la scène. Ou nulle part… Dans Two on the Aisle (1927), le vert claquant du manteau attire le regard vers ce mouvement de bascule de la femme comme si le monde s’effondrait. Le regard inquiet du mari vers le plafond étaye cette crainte diffuse. Ce n’est plus un geste banal pour poser un vêtement et l’indifférence de l’autre dame concentrée sur le programme isole le couple dans son anxiété. Suivront The Sheridan Theatre (1937), First Row Orchestra (1951), Intermission (1963) avec leurs rares spectateurs sans spectacles. Comme si l’effort d’aller y voir n’aboutissait pas.

Quand Hopper montre le show, il n’y a guère de public. Les mécanos du French Six-Day Rider (1937), la tête des musiciens du Girlie Show (1941). Personne pour applaudir les Two Comedians (1965) de sa dernière toile, suggérant que la comédie est définitivement finie. Le salut final de deux bouffons : un clown blanc, un arlequin avec la forêt artificielle à cour, discrète allusion au creuset originel ou au bois vivant de Birnam (cf. Macbeth) ?

Mais finalement est-ce si diffèrent ailleurs ?

La secrétaire de New-York Office (1962) est bien en représentation (une publicité vivante comme le notait Céline dans Voyage au bout de la nuit). Ou ces statues de cire, sans expression de Room in New York (1932), lui perdu dans son journal, elle à pianoter accablée de désœuvrement. Entre eux, la porte évoque l’échelle de Jacob, mais elle ne permet pas d’accéder au (septième) ciel. Et le bar des Nighthawks (1942), avec juste ce qu’il faut de vitre pour évoquer un aquarium… ou une scène. Une île, un nid dans une ville déserte (aucune lumière nulle part) pour avoir encore un peu l’impression d’être vivant. Et échapper à la rue liquide, à l’immeuble rouge comme en feu à jardin. Mais les regards des clients peinent à se croiser et la femme fauve est trop atone pour être courtisée. La jeune femme de Summertime (1943) ou celle de South Carolina Morning (1953) posent comme devant un décor. La ville est une scénographie impitoyablement minérale. La suburb, plus labile, s’y essaye avec désormais cette constante : l’herbe jaunie, brûlée par le soleil, indice de l’échec à apprivoiser la nature. La butte de gazon de Pensylvania Coal Town (1947) installe aussi une scène au comédien jardinier qui tourne le dos au public, cessant un instant de travailler, de domestiquer. L’important se déroulerait-il en coulisses ? La perspective accompagne son regard, installe l’amorce de ce que le spectateur ne verra pas. Le soleil en tout cas est de ce côté-là. C’est aussi la flaque de soleil que regarde l’homme d’Excursion into Philosophy (1959) et non par la fenêtre comme habituellement.

Le dispositif frontal est ostensible dans Second Story Sunlight (1960) avec son balcon et surtout People in the Sun (1960), un parterre complet assistant au spectacle du monde : à nouveau cette dune enflant en vague menaçante. Le public est calme et serein, comme s’il ne risquait rien, comme au théâtre. Mais est-ce si sûr ? S’il était submergé par ce raz-de-marée ? Et toujours, ces êtres dans leur chambre à regarder par une fenêtre. Maintenant l’absence d’huisserie lisse les murs et provoque une impression de glissement vertical : celui du naufrage. L’abondance des tons verts d’eau le rend plus manifeste dans Morning in a City (1944) avec son ambiance liquide. Les hauts d’immeubles au loin et la chambre de Summer in the City (1949) semblent dériver comme des épaves, les acteurs attendant, désemparés par les événements. La femme de Morning Sun (1952) flottant sur son lit radeau regarde sombrer les cheminées au-dehors. Des personnages nus ou presque comme surpris dans leur sommeil par le désastre.

Finalement hors des théâtres, un doute seulement subsiste : spectateur ou acteur ? Futur acteur peut-être… Dans des scènes de genre où les sujets sont en représentation, mis en scène par la scénographie de la société industrielle.

Modernité

Dans Cape Cod Evening (1939), les regards du couple se croisent, les isolent chacun dans leur bulle. Un flottement que renforce le blanc fantomatique de la maison comme sortie d’un rêve. À leurs pieds, cette herbe cotonneuse cramée par le soleil. Avec, les arbres bleus, ostensiblement artificiels en arrière-plan, la nature aussi semble sortir des limbes. La robe de la femme reprend les tons du feuillage, concession à ses origines ou nostalgie ? Le museau en flèche du chien, un colley, accentue la direction et la détermination de son regard, affiche un instinct de chasseur intact. Sa queue dressée montre sa tension : lui au moins voit quelque chose. Il n’est pas du côté du fabriqué.

L’employé de Gas (1940) semble mangé par ses pompes à essence et la lumière artificielle, très articulée, prend le pouvoir avec la nuit qui tombe. L’herbe fauve envahissante comme un incendie conserve la trace inexpugnable du soleil. Dans Four Lane Road (1956), le couple tourne le dos à ces ingrédients de modernité – les pompes à essences, le béton, le macadam qui ont perdu au passage leur complexité – comme s’il regardait vers le passé. Nostalgie ou désaveu de la technologie ?

Dans les scènes nocturnes, la lumière artificielle prend le relais du soleil, articule autoritairement les espaces. Une façon pour le nouvel ordre industriel de s’affirmer comme une alternative à l’ordre naturel dont il conserve pourtant les caractéristiques. L’urbain, plus cloisonné, se prête mieux à cette volonté ordonnatrice que la banlieue où les deux environnements – naturel et fabriqué – restent en balance. Dans Conference at Night (1949), le lampadaire – hors de la pièce et du tableau – s’efforce de suppléer le soleil. Dans Office at Night (1940), la concurrence des deux sources – externe pour elle, interne pour lui – isole chacun des protagonistes malgré le regard de la femme qui tente de relier les deux. La surexposition des murs ou du sol (Hôtel Lobby, 1943) tente de compenser l’étendue absente de ces lieux confinés. Le nid s’efforce maladroitement d’accéder à l’ampleur d’un monde.

Naufrage

Avec Sun in a Empty Room (1963), le naufrage est presque accompli. La forêt – lacustre ? – occulte presque complètement la fenêtre. L’humain a disparu de la scène. Reste l’affrontement de cet espace – création humaine – avec le soleil – manifestation éternelle de la Création – qui le colonise déjà.

Le poteau si fin, si droit de Dead Tree and Side of Lombard House (1931) posait discrètement l’inanité de l’ambition ordonnatrice des hommes sur la nature. Même mort, l’arbre de l’avant-plan restait menaçant. Mais l’homme s’acharne. Un combat titanesque, lourd et lent, que le peintre fige encore. La suburb en est le théâtre emblématique. La nécessaire vulgarité des enseignes pour affirmer leur singularité. La nature qui reprend ses droits au moindre relâchement. Et c’est immédiatement visible : l’herbe desséchée, ces dunes menaçantes, ces zones d’ombres à l’affût, ou, plus symbolique, cette contamination de la robe par la forêt.

Hopper répugne à l’ostentatoire, il exprime le chaos par l’ordre, traque les détails qui révèlent cette pathétique ambition. Un ordre puissant, fabriqué de main d’homme, fruit d’un phénoménal déploiement d’énergie pour façonner le monde et endiguer son instabilité – ces remparts contre la nature, ces ponts, ces phares qui n’éclairent rien. Une lutte sans fin vouée à l’échec, comme si l’homme travaillait à sa propre chute, organisait son propre désastre. La matière en soi l’intéresse peu, c’est ce combat ontologique qui le fascine. Il l’installe en dressant ces aplats heurtés sous le regard des spectateurs victimes de cet affrontement : des femmes, quelquefois des hommes, qui n’ont guère participé à ce complot. Ou de si loin.

Dans sa dernière période, Hopper se contente de deux toiles par an, chacune ayant son story-board comme au cinéma où le récit anticipe le cadre. Puis celui-ci s’impose avec ses angles audacieux, des plongées vertigineuses ou ces immeubles coupés, puis recoupés par les fenêtres, des pans de murs. Un moyen de rester en prise avec son époque, d’intégrer ce regard innovant offert par la technique en cohérence avec sa vision du monde. Ou plutôt l’arrière monde, comme Degas qui saisissait plus volontiers les danseuses dans les coulisses que sous les sunlights du show. Certains critiques pointent une prétendue pauvreté technique, mais n’est-elle pas une façon de rendre compte de l’appauvrissement de notre environnement imposé par l’industrie ? Multiplier les détails brouillerait cette économie picturale qui restitue le monde comme un leurre spectral.

Il faut voir les toiles de Hopper sous l’éclairage attentif des expositions : ces murs plombés de soleil qui claquent, ces rouges qui explosent et fixent le regard, la vibration des aplats, les routes d’un bleu liquide, cette nature désincarnée que les photos peinent à restituer dans leur violence comme leur délicatesse.

Ses fréquentations esthétiques lors de son séjour parisien – Degas, les Impressionnistes – devaient l’amener ailleurs, l’inscrire en continuateur, en ambassadeur de cette voie au États-Unis. Parallèlement Picasso – qui a le même âge – développe un travail légitimant un appareillage critique qui laisse Hopper sur le bord de la route. Outre-Atlantique, d’autres, rétabliront la chronologie théorique. Chantre d’une humanité perdue dans un monde insaisissable, Hopper laisse les analystes démunis. Il reste inclassable, n’a pas fondé d’école. Seuls quelques photographes restituent un univers, des ambiances inspirées de ses visions prémonitoires.

Pourtant Hopper transcende le quotidien et pressent l’emprise grandissante de la technologie qui, au-delà du clinquant, nous laisse aujourd’hui encore plus démunis. Une multiplication des objets inutiles pour un univers toujours plus pauvre. Les prophètes ont toujours eu mauvaise presse, surtout s’ils ont raison. Le public, lui, ne s’y trompe pas.

#envie d’en parler, d’écrire…