de François Ruffin & Gilles Perret (France, 2019)
Il y avait les micros-trottoirs, Ruffin propose les micros ronds-points. En six jours, les réalisateurs ne pouvaient guère faire mieux : un reportage militant au parfum de guinguette et fabriqué à l’emporte-pièce.
Dès le générique, Ruffin et Perret installent leur film dans le chromo : la Douce France chantée par Trenet (Nationale 7 sera pour un peu plus tard), des copies d’écran bleutées affichant les trames horizontales des tubes cathodiques avec des images de flics matraquant comme en mai 68.
Ruffin est dans le cadre. Souvent. Son camarade à la caméra le cherche, traque ses réactions. Il nous raconte son aventure, plaisante, cite les marques — celles des ZAC et des ronds-points que fréquente la France d’en bas. Celles des Gilets Jaunes quand ils en ont les moyens. Un touriste militant. Nostalgique de sa Nuit Debout ?
Heureusement il y a la parole de certains témoins. Poignants. Ils racontent leur galère. Celle qui surnage grâce à la générosité du patron, celle de la survie grâce aux cartes-cadeaux, celle d’une administration qui siphonne impitoyablement le moindre centime avec une inhumanité grandissante et que les sentences de Macron incarnent de façon glaçante. Car le montage appuie à cet endroit : la confrontation entre ces « élites » hors-sol prisonnières de leur écosystème discursif et le concret de ce peuple tangiblement installé dans l’absence de fric. Ce face-à-face d’une misère bien ancrée qui grâce à cette solidarité jaune fluo ne se cache plus et cette vie de nanti, avec ses formules assassines — le « pognon de dingue », « il suffit de traverser la rue… », etc. —, où tout, surtout l’argent, est facile, tisse l’abîme entre deux France. Cette fracture sociale* instrumentalisée par Chirac en 1995 (qui s’est considérablement creusée depuis) est maintenant bien visible et cela ne risque pas de changer avec cette génération start-up férue de comm où la politique n’est qu’un moyen parmi d’autre de « réussir ».
Mais nous sommes au cinéma, il faut cultiver l’optimisme et l’espoir. Si, par moments, une sincère fraternité est perceptible, elle est vite ramenée à la convivialité des merguez et des chansons (la bande-son est très autoritaire) avec Ruffin en copain pontifiant et le président comme tête de turc (avec son leitmotiv : qu’est-ce que tu me dirais si j’étais Macron ?) qui tire le film vers les brèves de comptoir (remonter les Champs Élysée en bulldozer…). À la fin, Marie, Gilet Jaune à Montpellier, montera à Paris avec Ruffin et enregistrera avec les musiciens du film la chanson du générique. C’est comme au loto (et dans Merci Patron!), il y a beaucoup de Gilets Jaunes et peu d’élus.
Ruffin avec son César pour Merci Patron! et en farfadet médiatisé de l’Assemblée Nationale peut peut-être donner une audience à cette honte qui ne se cache plus. Mais d’autres avant lui l’ont fait (comme les Pinçon Charlot) et avec plus de profondeur, sauf que les médias sont réticents à donner la parole à ceux qui pointent l’énorme hiatus entre l’oligarchie politique, médiatique, économique et le peuple (en atteste aussi l’absence des médias de Crépuscule, le succès tout récent de Juan Branco). Et pour que leur fragile édifice tienne encore un peu, il faut que le spectacle (au sens de Debord) continue et Ruffin y contribue avec cette touchante saynète, un peu plus populo et guinguette que le tapis rouge de la Croisette ou que la fashion week.
Et si un rayon de soleil traverse le rideau de misère qui s’affiche sur les ronds-points, le grand ordonnateur reste le marché global. Qui ne fait pas grand cas de l’Humain !
* l’expression est de Marcel Gauchet
Un film de Gilles Perret et François Ruffin (76 min)
avec François Ruffin, Alain Lacoste, Corinne, Carine, Khaled, Rémi, Denis, Cindy, Marie… et (malgré eux) Emmanuel Macron, Christophe Castaner, Benjamin Griveaux, Marlène Schiappa et les journalistes Jean-Michel Aphatie, Christophe Barbier, Yves Calvi, Emmanuel Lechypre
Images : Gilles Perret, montage : Cécile Dubois, musiques : Chales Trenet, Au p’tit bonheur, etc.
Production : Les 400 Clous
©Guillaume Tricard (détail)