Kordelio Concentration Camp

de Sylvain l’Espérance, Yannis Karamitros, Jazra Khaleed (Grèce, 2019)

Un long travelling avant dans la pénombre d’un hangar immense. Un lent tangage qui cherche l’issue, la lumière… Des tentes vertes émergent tels des mausolées de martyrs alignés dans un cimetière musulman. Des Réfugiés sont parqués là, dans le Kordelio camp à Thessalonique en Grèce*. En Europe. Quelques silhouettes furtives traversent le champ. Indistinctes, anonymes. Massacre est leur vraie mère cingle en off la voix du poète d’origine syrienne Ghayath Almadhoun.

L’image bascule en négatif comme si tout cela appartenait à un autre monde, parallèle, dont le nôtre serait préservé. La caméra glisse dans les travées, rameute d’autres images, concentrationnaires, enfouies dans nos mémoires. Une voix féminine dit l’humilité d’un migrant dans une lettre poème de Jazra Khaleed, coréalisateur grec d’origine tchétchène.

Enfin la fournaise (ou la trépidation d’un show ?) s’empare des images : spectacle guerrier et mise à distance. Au son, ne restent que des cris d’enfants, épars, et la musique scandée d’Alexey A. Fokurov.

En huit minutes est posé tout le destin du Réfugié. L’horreur avant et après – ici, à côté de chez nous. La matérialité, la mise à l’écart, la mise en spectacle !

Massacre est une métaphore mortifère qui surgit de la télévision […] et plonge mes amis dans l’eau glacée et le sang.


*Les images du camp datent d’août 2016.

Extrait du poème The War is Coming de Jazra Khaleed dit par Elena Stamati dans le film (traduit par mes soins depuis la version anglaise de Karen Van Dyck) :

Moi, Ahmed, fils d’Aicha, même si je ne suis rien qu’un humble migrant, je tiens à présenter au nom des Syriens nos excuses aux Grecs hommes et femmes de remplir leurs téléviseurs de nos morts alors qu’ils dînent et attendent leurs émissions préférées. Je tiens à nous excuser auprès des autorités municipales de laisser nos ordures sur leurs plages et de polluer leurs rivages avec des tonnes de plastique, nous ne sommes pas civilisés, ni sensibilisés à l’environnement. Je tiens à nous excuser auprès des hôteliers et des tour-opérateurs pour les préjudices portés à l’industrie touristique, je tiens à nous excuser de briser le stéréotype du malheureux migrant avec son téléphone portable et ses vêtements propres. Je m’excuse auprès des garde-côtes qui ont la tâche ingrate de couler nos bateaux, auprès de la police de piétiner en lignes désordonnées, auprès des conducteurs de bus qui doivent porter des masques chirurgicaux pour se protéger des maladies que nous colportons, je tiens également à présenter mes plus sincères excuses à la société grecque pour avoir outrepassé la capacité de leurs camps de détention et de dormir sur leurs places et dans leurs parcs – enfin, je voudrais présenter mes excuses au gouvernement grec qui a dû demander des fonds supplémentaires à l’Union européenne pour payer les fournisseurs qui approvisionnent les camps de détention, ainsi qu’aux chauffeurs de bus, à la police, aux garde-côtes, aux voyagistes, aux propriétaires d’hôtels, aux autorités municipales et aux chaînes de télévision.
Le 7 janvier 2014, les Nations Unies ont cessé de compter les morts en Syrie. Cette décision validait les mathématiques comme science de la qualité, non de la quantité, comme une activité vivante, non de la modélisation, du temps, non de l’espace – en d’autres termes, les mathématiques sont la science qui étudie les relations matérielles entre l’ensemble des objets dénombrables.

Pour les plus curieux…
Traduction en français du premier poème, Massacre de Ghayath Almadhoun.
Version intégrale en anglais du second (seules les strophes 9 & 7 sont en voix off dans le film), The War is Coming, de Jazra Khaleed


Kordelio Concentration Camp
Un essai documentaire de Sylvain l’Espérance, Yannis Karamitros, Jazra Khaleed (8 min)
Images : Paris Nikolaou, son : Alexey A. Fokurov, production : Sylvain L’Espérance, Yannis Karamitros, Jazra Khaleed
©photogramme du film

Première française à Belfort à ENTREVUES, festival international du cinéma, 34e édition du 18 au 25 novembre 2019.


#envie d’en parler, d’écrire…