Non, cette pandémie n’est pas une guerre.
Les nations ne s’opposent pas à d’autres nations,
les soldats à d’autres soldats.
C’est un test de notre humanité.
Frank-Walter Steinmeier, président allemand (11 avril 2020)
Il était une fois un tout petit pays où, depuis fort longtemps, presque plus personne n’avait confiance.
À la Cour qui gouvernait ce pays, il n’y avait pas de roi. Il n’y avait que des fous. Et le plus fou d’entre eux était un roitelet. Certes celui-ci avait été élu, mais à chaque élection le profil des candidats était si médiocre qu’on avait baptisé ce régime : MÉDIOCRATIE.
La Cour était un endroit où régnaient les mots. Les mots vains.
Pour la population, dans sa vie de tous les jours, il y avait surtout le concret. Les mots ne venaient qu’après : pour les questions, plus rarement pour les réponses. Mais ce n’était jamais la Cour qui apportait les réponses. À la Cour, il n’y avait que des mots, plein de mots, mais pas de concret…
Le peuple s’y était résigné et entretenait donc cette Cour qui faisait surtout du bruit avec la bouche.
Cependant à l’autre bout du monde, furieusement contagieuse, une épidémie enflait. Elle menaçait de contaminer la planète entière et des images glaçantes émergeaient par bouffée dans les médias.
Le roitelet comme la plupart de ses chambellans ne prenaient pas la menace au sérieux. Les frontières protégeaient fort bien le pays et, pour eux, l’alarmisme était une posture de midinette.
L’Asie pourtant mettait des régions entières en quarantaine. Un peu partout des frontières se fermaient. La proclamation de l’état de pandémie mondiale était imminente.
Aussi les services sanitaires se firent pressants. Ils redoutaient un afflux de malades si massif qu’il transformerait en enfer des services d’urgence déjà en loque : des couloirs d’hôpitaux encombrés d’agonisants, des soignants tombants comme des mouches faute de protection, des morgues submergés de cadavres et des milliers, peut-être des millions de proches en larmes et en cris devant les caméras. Des images moyenâgeuses de peste en plein XXIe siècle qui tourneraient en boucle sur les réseaux !
Une catastrophe médiatique.
La Cour se devait de réagir.
Des experts furent consultés en urgence : il fallait limiter les interactions sociales sans attendre, confiner était la solution la plus radicale.
Le roitelet ruminait le mot des experts comme s’il était tout à fait saugrenu.
– Confiner… con-fi-ner…
Le chambellan chargé des finances s’insurgeait.
– C’est mettre le pays à l’arrêt. Toute la machine économique… Et les taxes !
– Le pays à l’arrêt… Confiner… Relancer la machine… Après…
Brusquement dans une bouffée de férocité confortée par un sourire satisfait, il lâcha.
– La prison maintenant, le bagne demain ! Adjugé !
Ce brusque enthousiasme mit mal à l’aise certains chambellans. Ils subodoraient un parfum de vengeance pour sanctionner ce peuple dont la contestation depuis quelques mois s’était transformée en rejet massif de sa parole, de sa personne, ce qu’attestait la toute récente défaite électorale de son parti. En effet, il ajouta.
– Et hors de question qu’ils sortent sans autorisation. La répression est un outil pédagogique.
Le grand chambellan demanda interloqué.
– Une autorisation ?
– Oui une autorisation dûment signée tamponnée attestant qu’ils ont le droit de sortir ! Un document officiel ! Ce ne sont pas des vacances !
Élaborer un formulaire était facile, la bureaucratie avait (mauvaise) réponse à tout. Elle était rodée pour produire de la paperasse, une experte du copier-coller.
Certains chambellans se réjouissaient déjà du retour du bon vieux temps des Ausweiss. D’autres vantaient les atouts de la technologie et suggéraient une version numérique sur smartphone. Tout émoustillée, la Cour se gargarisait de son inventivité technocratique.
– Ausweiss bitte ! Une jolie musique. Énergique. Entraînante. Les nazis savaient y faire pour mettre la contrainte en musique. Ausweiss bitte ! Ausweiss ! Ausweiss bitte ! Ausweiss !
Le roitelet frétillait, riait aux éclats de sa trouvaille.
Ce babillage enjoué se délita. Quelque chose ne collait pas. L’un des chambellans s’alarma :
– Qui va signer cette attestation ?
Un tel sésame devait être validé par une autorité quelconque. Tel le médecin pour les arrêts de travail.
Le silence prit ses aises. Les chambellans se dévisageaient, quêtaient le regard des collègues comme s’ils tentaient d’y dérober l’idée lumineuse qui les ferait briller. L’un avança :
– Les mairies, c’est le maillage le plus serré sur le territoire…
Le greffier intervint pour préciser.
– Elles sont comment dire… « sous-opérationnelles ». Un premier tour, sans second. Des bourgmestres sur le départ avec un successeur déjà élu, ou pas… Tout ça est dans un grand flou juridique. Ça va être compliqué…
Le chambellan chargé des armées cingla :
– La police !
Celui chargé de la police glissa :
– Au four et au moulin ? Délivrer les attestations et quadriller le territoire pour les contrôler ? En même temps ?
Le roitelet s’interposa.
– Non ! Tout le monde sur le pont pour faire respecter le confinement. Les forces de l’ordre doivent être omniprésentes et visibles. Une autre piste ?
– Les prévôtés.
Le greffier intervint à nouveau pour préciser.
– Nous avons fermé un site sur deux. Difficile d’imposer un confinement et en même temps de faire trente kilomètres pour un tampon. Et la queue ! Par les temps qui courent…
– La poste alors, il y a partout des relais poste.
Le grand chambellan soupira.
– Oubliez la poste. On a beaucoup énervé les syndicats avec nos réformes.
Le silence prit à nouveau ses aises. On aurait entendu un virus voler.
Soudain le chambellan chargé des nouvelles technologies jaillit de son fauteuil.
– Comme dans les supermarchés ! Où le client fait le boulot des caissières en scannant ses achats. Ou à la poste, où il pèse et affranchit lui-même !
– Plus précisément ?
– Les gens impriment l’attestation chez eux et la signent eux-mêmes.
Des murmures d’incompréhension bruissèrent, des sourires condescendants s’esquissaient aussi. Il insista.
– Une logique de sous-traitance ! Chaque citoyen produit et valide son document. On externalise tout. Y compris les coûts. Nos agents se contentent du contrôle final.
À ces mots issus du management, les visages de la Cour s’épanouirent. Ces mots leur parlaient, les ramenaient dans leur bulle familière.
– Vendue !
– Et cela permettra de multiplier les contraintes.
– D’enrichir le formulaire tous les jours !
Le roitelet et la Cour étaient très fiers de leur trouvaille tellement innervée de leur propre ADN. Cet Ausweiss était une magistrale synthèse entre la monstruosité bureaucratique de l’étatisme le plus tatillon aligné sur l’inventivité de l’ultralibéralisme le plus débridé !
Tous étaient confiants. Les médias sauraient distiller avec doigté la peur : celle de la contamination, celle du gendarme. Sur le terrain, il y avait assez de prévôts, d’échevins, de pandores un brin psychopathes pour durcir la mesure. L’humiliation est le premier ferment de l’oppression. La Cour, en amont, devait se garder de heurter, d’effrayer. Leurs mots étaient là pour habiller de velours leurs maux : la poigne de fer et les mensonges… La maréchaussée jugera avec la rigueur et l’humanité nécessaire.
Avec ces oxymores, la Cour élaborait le « monde d’après » : la démocratie disciplinaire.
Pardon la médiocratie disciplinaire !