εphεmεride 2018

articles parus en 2018 dans l’édition papier du mensuel culturel :
#LIVRES : La voix du web (B. Kotras), Les Héros de l’environnement (E. Schneiter)
#EXPOSITIONS : Bacon+Giacometti / Balthus (Beyeler), Baselitz (Unterlinden, Colmar), Namibia (Würth, Erstein)
#OPÉRAS : Pelléas et Mélisande (OnR), Roméo et Juliette (Karlsruhe)

εphεmεrides 2024 2023 • 2022202120202019

La voix du web
Nouveaux régimes de l’opinion sur Internet

de Baptiste Kotras

#LIVRE [n° 1056, décembre]
chez Seuil & La République des Idées, sept 2018

Au XVIIIe siècle avec l’État Nation naît ce rêve de sociologue : avoir un thermomètre permanent de l’opinion public. Ainsi le ministère de l’intérieur se met à collecter les mécontentements et la perception de l’action des gouvernants grâce aux « mouches » (mouchards). Au XIXe siècle, son Bureau de la Presse épluche les journaux alors majoritairement d’opinion. Dans les années trente, les sondages avec leur ambition de représentativité succèdent à ces balbutiements tenaillés de partialité. Bientôt le domaine marchand s’en empare pour mesurer l’impact de ses campagnes marketing et la notoriété de ses produits.
L’irruption du Web fait éclater cette présomption d’équivalence entre les opinions. Les réseaux sociaux où elles s’affichent ouvertement, spontanément et surabondamment constituent un prodigieux gisement ancré sur une clientèle réelle et potentiellement prescriptive pour ceux qui affichent de nombreux followers. L’auteur décrit cette évolution, l’élaboration des techniques de collecte, de tri, d’analyse et d’exploitation de cette gigantesque quantité de données. Il éclaire le glissement de l’idée démocratique d’égalité vers une logique d’efficience économique concentrée sur la population solvable, car cette voix du Web est réservée aux branchés actifs marginalisant les déconnectés (volontaires ou non).
Petite consolation : ces exclus échappent à la logique panoptique des robots chargés de collecter nos données…

Une mécanique mortifère et… lumineuse

Pelléas et Mélisande de Claude Debussy

#OPÉRA [n° 1055, novembre]
représentation du 21 octobre 2018 à l’Opéra National du Rhin, Strasbourg

Un manège occupe tout le plateau. Peint en grisaille sur les parois, un rideau de théâtre suggère le cadre de scène d’un castelet de guignol ou de marionnettes. Au sol, quatre cercles mobiles – ceux de l’enfer ? Des cadres gris les séparent et resserrent l’espace vers l’ouverture du fond entièrement occultée par un cylindre dont le socle en débord fait office de banquette. Partout le même motif : des cercles blancs comme des fenêtres d’immeubles très stylisés.
Les protagonistes n’entreront et ne sortiront du plateau que portés – comme sur des tapis roulants – par ces plateformes circulaires ou ce banc qui tournent comme la roue du temps.
Ce dispositif ménage un espace de jeu réduit et les lumières du scénographe Klaus Grünberg dessineront les ambiances des différentes scènes. Une pulsation de cinéma muet avec l’imprécision du bord de l’image et ses tressautements dans la scène de la grotte (II, 3 / Pelléas & Mélisande). Ou, dans celle des souterrains (III, 2 / Golaud & Pelléas), ces deux corps de lutteurs en noir qui évoquent la torture d’une toile de Bacon sans le sang… qui viendra plus tard. Les scènes d’amour chorégraphient les déplacements des personnages agrandis ou contrariés par ces rapprochements/éloignements voulus par la mécanique du décor (du destin ?). Seule réserve, la scène du IV entre Arkel et Mélisande qui me semble un contresens : dans cet univers n’est-il pas le seul qui ne soit pas un homme comme un autre ?

Le texte de Maeterlinck suggère la distance des corps : le « Ne me touchez pas, ne me touchez pas » introductif de Mélisande. Chez Barrie Kosky, elle enlace Golaud avant de parler. Incarnation volontaire et lumineuse, Anne-Catherine Gillet installe cette proximité de la femme qui sera mère – cette fusion de deux corps qui semble impossible autrement – et qu’aiguise la promiscuité imposée par le décor et son huis clos suffocant. Peu de psychologie, des gestes symboliques (les mains devant les yeux pour signifier la nuit) distillés avec finesse et magnifiés quand ils sont en contradiction avec les mots. Très peu d’accessoires : la bague, une ceinture… Une économie exigeante et intelligente : c’est la robe de Mélisande qui fera office d’eau, le chatoiement des paillettes amplifiant les mouvements liquides de la chanteuse. Les tons des costumes de Dinah Ehm sont sourds, beaucoup de violets, sauf ceux de cette femme avec sa maternité qui explose et dont les couleurs s’éclairciront jusqu’au blanc final.
Ce choix radical impose la tragédie. Et des tragédiens avec cette déclamation si particulière à Debussy où chaque mot est important. La distribution, majoritairement francophone, se plie magistralement à cette exigence. Un travail de troupe où les trois hommes sont des barytons pleins de sève. Aussi bien l’intense Golaud de Jean-François Lapointe que l’Arkel autoritaire de Vincent Le Texier et si le Pelléas de Jacques Imbrailo est voulu fragile et timoré au début, il affirmera une généreuse maturité au contact de Mélisande. Engoncée dans ce milieu masculin, la Geneviève de Marie-Ange Todorovitch impose la pureté de sa ligne vocale dans la difficile scène de la lettre (I, 2) et revient en soignante attentionnée au V.

Si dans cette œuvre, le bien dire tient le chant en bride, le lyrisme est insufflé par l’orchestre qui libère une respiration quelquefois vertigineuse. Le chef Franck Ollu, très investi dans le répertoire contemporain, nous offre une version chambriste où la grâce aérienne de Syrinx est minée par le grondement des cordes graves ou déchiré par le cri grinçant des cuivres d’où s’échappe quelquefois un parfum de jazz. La plainte des bois ouvre la voie aux mots de Mélisande qui aspire à vivre, mais se heurte à ces murs, ces conventions, ces traditions, l’atavisme animal aussi. Comme si cette femme à la fois Eve et Pandore, qui s’autorise quelques rires, n’aurait jamais dû pénétrer dans cet univers.
L’équipe cultive les silences qui amplifient les quelques mesures a cappella et surtout celui, massif et extraordinaire, qui suit le meurtre de Pelléas, délicatement le chef y infuse la lumière irisée du jour tandis que son corps glisse vers la coulisse à cour et que celui de Mélisande entre à jardin.

À la fin, Golaud achève sa course, seul, là où il est apparu. Comme si la pièce se répétait sempiternellement telle une danse de mort médiévale ou cette Invention de Morel de Boy Casarès.

NAMIBIA

L’art d’une jeune géNérATION

#EXPOSITION [n° 1055, novembre]
Erstein, Musée Würth du 28 septembre 2018 au 26 mai 2019

Gisela Farrel, Belle Namibie (2014, détail)

Depuis des décennies, Reinhold Würth a ses habitudes en Namibie, fasciné par « la puissance grandiose de ses paysages » et gourmand des belles rencontres qu’il peut y faire. Un attachement qu’il partage avec sa fille Marion (quelques photos de leurs bivouacs clôturent le parcours). Sa curiosité de collectionneur n’a pu que s’enthousiasmer pour ces créateurs qu’il soutient par des acquisitions : une partie des œuvres présentées est issue de sa collection.
La première exposition NAMIBIA. L’art d’une jeune GéNérATION s’est tenue en 2016 au Museum Würth à Künzelsau en Allemagne. Elle rassemble 150 œuvres d’une quarantaine d’artistes exposées jusqu’au 29 mai 2019 à Erstein.

Cette ancienne colonie allemande est devenue protectorat sud-africain après la première guerre mondiale, elle a acquis son indépendance le 21 mars 1990 après un long processus entamé au début des années soixante-dix. Quatre ans après, la Namibie n’avait toujours pas d’école d’art digne de ce nom. C’est ainsi que se crée le Tulipamwe International Artists’ Workshop qui initie des échanges entre les artistes du pays, anciens et jeunes, noirs comme blancs. Des débuts à la fois tendus après les années d’apartheid et émouvants puisque la plupart ne s’étaient jamais rencontrés. Par la suite, l’atelier a permis de fédérer les énergies, de faire rayonner au niveau national voire international leurs créations et surtout de susciter une émulation avec des résidences et des échanges avec le reste du monde notamment l’Europe.

Dans ce contexte, les artistes sont souvent autodidactes et peinent à vivre de leur travail. Quelquefois ils préfèrent rester dans leurs villages et sont peu en connexion avec la culture artistique, encore moins avec le marché de l’art. Traditionnellement l’art namibien proposait une « vision romantique du paysage et de la faune » qui font la réputation du pays et se vendait aux touristes. Cette beauté demeure présente chez les photographes (Margaret Courtney-Clarke, Gisela Marnewecke, Othilia Mungoba, Nicola Brandt) même si c’est en contraste avec le sujet principal désormais sociétal. Certains anciens, le plus connu étant Paul Khiddo né en 1949, avaient déjà tourné le dos à cet art « d’ornement », mais le creuset de Tulipamwe a définitivement imposé d’autres thématiques : la réalité sociale, politique et économique de cette nation en construction. Une effervescence qui a libéré la créativité, stimulé et anobli l’utilisation de techniques « pauvres ». Celles classiques comme la linogravure (John Muafangejo, Alpheus Mvula, Peter Mwahalukange), le patchwork (Linda Eschbach) ou la terre cuite (Tafadzwa Mitchell Gatsi). Parmi les pratiques « nobles », la pierre reste facilement accessible et travaillée de façon classique (sculptures de Filemon Kapolo ou Martha Haufiku). La peinture suit un chemin plus singulier. Les grands formats sont fractionnés en une juxtaposition de plusieurs petits (Gisela Farrel ou Nicky Marais). Certains renoncent au châssis et des matériaux naturels ou recyclés s’invitent sur le support. Sable, végétaux, perles de rocailles multicolores (Saara Nekomba), mais aussi sachets plastiques (Fillipus Sheehama) qui modifient la texture de la toile. Ce n’est pas une posture, mais une affirmation forte : les townships sont représentés avec les matériaux qui les constituent, facilement disponibles, issus de la récupération et des emballages. Les artefacts du quotidien s’imposent comme ingrédients de la représentation et dessinent ainsi une archéologie de la société. Une façon de transformer une contrainte en atout et un vecteur de sens au-delà de l’académisme. Avec la prolifération des rebuts, c’est la modernité qui s’incarne, ils suggèrent un monde plus fragile et les difficultés pour la jeune république à trouver son destin.

Cette démarche explore aussi d’autres frontières : ces fragments métalliques rivetés sur le support (Ismael Shivute) ou reconstituant une quasi-maquette (John Kalunda) renvoient aussi bien aux jouets fabriqués par les enfants Africains avec des capsules, des cannettes, du fil de fer qu’à ces statuettes rituelles truffées de clous, de boulons, etc. qu’on peut admirer au musée du Quai Branly.

L’âme de l’Afrique n’est pas oubliée. Ses tensions animistes : des œuvres évoquant des totems (Ndasuunje (Papa) Shikongeni) ou la résurgence de l’irrationnel (Lukas Amakali). Les cicatrices de son passé colonial (Tuaovisiua Katuuo, Nicola Brandt). Les inégalités avec les bidonvilles restitués de façon réaliste (Elia Shiwoohamba) ou abstraite (Nicky Marais).

En Occident, les stars de Sotheby’s à la tête d’atelier employant de nombreuses petites mains (mais Rubens aussi avait le sien), préoccupés de visibilité, de rentabilité et dont les pièces s’achètent selon des logiques d’investisseur sont emblématiques d’une époque dominée par le performatif et les chiffres : le prix de vente vertigineux des œuvres. Une assomption du geste créatif vers les cotations.

À l’inverse, Namibia nous ramène à la main qui façonne très prosaïquement la matière vive.

C’est tout à l’honneur de la Fondation Würth de faire le choix généreux de l’ancré contre le hors-sol, d’affirmer qu’il n’y a pas un art central et un art périphérique. Simplement l’engagement et la sincérité du créateur.

Les Héros de l’environnement

d’Élisabeth Schneiter

#LIVRE [n° 1054, octobre]
chez Seuil, avec reporterre.net, septembre 2018
lauréate de la bourse Brouillon d’un rêve de la Scam*

Chronique d’une guerre silencieuse que mènent les multinationales pour s’approprier les terres des peuples autochtones, éradiquant la biodiversité, et jalonnée de cadavres toujours plus nombreux (4 par semaine en 2017). Ils sont pacifistes comme les ONG qui les soutiennent et refusent de devenir clochards ou esclaves. En face des mercenaires rodés par des décennies de violences, de corruption et l’ultralibéralisme de l’école de Chicago.
« Il y a de plus en plus de violence maintenant. Les conflits viennent de la mondialisation. Le capitalisme est violent et les multinationales pour accéder à la terre et aux ressources, vont dans les pays pauvres souvent corruptibles et dont les lois sont lacunaires et peu appliquées. Les entreprises et les gouvernements travaillent maintenant ensemble pour tuer les gens. » dit Bobby Banerjee, chercheur de la Cass Business School (p. 117). Même incompréhension du pourtant libéral Manuel Zelaya, président renversé du Honduras : « je pensais faire quelques changements en restant dans le schéma néolibéral. Mais les riches ne cèdent pas un sou. Les riches ne cèdent rien de leur argent. Ils veulent tout garder pour eux. » (El País, 28/06/2009).
Une issue ? Le droit (surtout international), mais les tribunaux sont loin et c’est du temps, beaucoup.
Un temps mis à profit pour continuer le massacre.

Géométrie secrète d’une sauvagerie feutrée

Balthus à Beyeler

#EXPOSITION [n° 1054, octobre]
Riehen (Bâle)Fondation Beyeler du 2 septembre 2018 au 1er janvier 2019
Catalogue en allemand ou en anglais

Passage du Commerce-Saint-André (Paris, 1953-54, détail)
huile sur toile, 294 x 330 cm (collection privée)

Même si Passage du Commerce-Saint-André (1952-1954) est un prêt de longue durée visible en permanence au musée, monter une rétrospective Balthus ne coulait pas de source pour la Fondation Beyeler. Les goûts d’Ernst et Hildy les portaient plus naturellement vers d’autres univers. Des convergences s’invitent malgré tout.

Balthus était un ami de Giacometti et avait ce lien privilégié avec la Suisse où il a passé son enfance, convolé pour ses premières noces et établi sa dernière villégiature : la Rossinière dans les Alpes vaudoises. Une connivence confortée par la présence amicale de sa veuve, Setsuko Ideta lors de l’ouverture. La rétrospective d’une quarantaine de toiles couvre l’ensemble de sa vie d’artiste de 1928 à 1994.
Pendant la présentation, Setsuko Ideta évoquait « l’intensité du regard » et la « douceur du geste » de son mari. Elle était toujours impressionnée par la précision de ses compositions : ses toiles étaient « comme des fruits qui tombent ».

Réalisme distancié

Dans les premières, Balthasar Kłossowski de Rola (1908-2001) se cherche encore. Ses scènes parisiennes évoquent les impressionnistes avec des touches franches, mais ses couleurs restent sourdes contrairement aux maîtres de ses débuts de Vlaminck ou Bonnard. Au Fauvisme et aux Nabis, Balthus préfère les classiques qu’il fréquente au Louvre et, plus tard, en Italie quand il sera directeur de la Villa Médicis (1961-1977). Des détails cependant livrent quelques indices. Les personnages déséquilibrés au premier plan (Orage au Luxembourg, 1928 ou Le Quai Malaquais, 1929), l’oblique d’une échelle affrontée à celle de l’auvent (Place de l’Odéon, 1928), ce mur qui tranche la toile de sa diagonale amplifiée par la gesticulation des soldats (La Caserne, 1933) ou ce porteur de planche blanc et anonyme qui, tel un cinglant fantôme, trouble la paix de ces saynètes quotidiennes (La Rue, 1933). Déjà le peintre traque ces points de rupture qui déséquilibre une harmonie factice.

C’est un autoportrait au titre narquois, Le Roi des chats (1935), qui ouvre la voie au style Balthus. Une prise de conscience que la matière de son art sera la figure humaine s’écartant par là même de l’abstraction omniprésente à l’époque. L’artiste, debout de face, les pieds écartés, est en léger déséquilibre renforcé par le pli du pantalon sur la cuisse gauche et la fermeté de la jambe qui la prolonge. Tendu en sens contraire, le chat, plus gros que nature, contrecarre une possible chute. Le titre est écrit sur une toile appuyée contre un tabouret à droite (dérision vis-à-vis de son statut de peintre qui écrit au lieu de peindre ?). Si ces trois plans semblent flotter, ils sont fortement liés par cette tension qui trace l’horizontale immatérielle d’un triangle que complètent les obliques amorcées graphiquement par la queue du chat et la badine sur le siège et s’achevant avec la tête du jeune homme.
Une façon de prendre ses libertés vis-à-vis d’un réalisme trop scrupuleux autant par la composition comme dans La Toilette de Cathy (1933) avec ce dandy tiré à quatre épingles apparemment indifférent à la jeune femme alors que son poing et son genou semblent tirer ses membres vers le corps nu que par la représentation avec la maigreur exagérée de Mme Hilaire et sa tête surdimensionnée (Portrait de femme, 1935).

Tension géométrique

Une géométrie secrète des affects s’organise selon des obliques contradictoires attisée dans La Jupe Blanche (1937) par l’affrontement du rouge et du blanc. Un cordon blanc tire plus qu’il ne maintient un rideau rouge qui renvoie au motif semblable des chaussons. Le mouvement des jambes semble empêcher la jupe immaculée de remonter alors que le chemisier déjà déboutonné dévoile la pointe des seins sous le soutien-gorge.

Il perfectionne avec les portraits des enfants Blanchard cet érotisme sophistiqué qui lui sera tant reproché.
Dans Thérèse rêvant (1937), l’ample coussin vert et la pose du torse verticalise cet abandon qu’exprime le visage. L’exposition des jambes, le négligé de la jupe et des dessous, même la nappe chiffonnée sur la table en suggère la nature.
Le frère et la sœur des Enfants Blanchard (1937) semblent enfermés dans leur monde propre. Thérèse à sa lecture, son frère à sa rêverie, mais l’éclat du dehors dont la source est masquée par un pan de mur au troisième plan baigne la scène et, articulé par la table fortement inscrite dans l’espace, solidarise les personnages : une façon métaphorique et théâtrale d’installer dans le regard du garçon sa sœur avec sa pose improbable et une docilité proche du bonhomme de bois.
À l’inverse le désordre des vêtements, la cuisse découverte, la pose alanguie de l’adolescente en bleu, la lourde nappe défaite du Salon (1941-43), matérialisent apparemment la lecture de la jeune fille au premier plan.

Plus allégorique, Les Beaux Jours (1944-1946) où le feu projette dans le salon l’énergie d’un haut-fourneau. Le brasier est alimenté par ce corps de soutier, de dos, qui s’impose au regard de la jeune fille malgré son miroir : sa pose lascive et son sourire ne laissent aucune ambiguïté. Dans la composition, la ligne du corps féminin semble transpercée par la diagonale que lance le poing masculin.

Balthus peint des univers feutrés où la tension géométrique met à jour les tourments souterrains souvent fixés dans ce nœud du bas-ventre tétanisé entre le haut – l’esprit – et le bas du corps – le mécanique – avec l’inconnu du désir qui irradie le sujet : la jeune femme face à la luxuriance du Paysage de Champovent (1941), surpris sur une échelle (Le Cerisier, 1941) ou dans son sommeil (Jeune fille endormie, 1943)… « Dans tout dialogue, il y a un mur invisible entre les deux qui se parlent » disait-il. Les obliques affrontées peintes par son pinceau ou que peut recomposer le regard scandent un déséquilibre suggérant cette fracture entre les personnages, entre le personnage et un monde rêvé ou inaccessible. Comme le Petit Poucet avec ses cailloux blancs, Balthus sème ces points d’énergie et balise le chemin vers la sortie de l’innocence. Discrètement : un couteau planté en travers du pain (Le Goûter, 1940 et Jeune fille en vert et rouge/Le Chandelier, 1944-45), les nombreux miroirs. De façon plus marquée : l’échelle contre le Cerisier, un bord de table (Le Rêve II, 1956-57). Ou saisissant les anatomies : les bras qui se prolongent d’un corps à l’autre (La Chambre, 1947-48), le déhanchement de La Partie de cartes (1948-60).

Toiles à histoires

Dans Passage du Commerce-Saint-André, l’observateur a la sensation de pouvoir pénétrer physiquement dans l’espace de la toile. Un décor évoquant celui du Teatro Olimpico de Palladio à Vicenza dont la modénature serait revisitée par la rue parisienne où Balthus vivait et travaillait. La composition suggère que la scène est issue de l’imaginaire de la jeune femme songeuse au premier plan à droite, la seule à être dans l’ombre. Les façades articulent l’espace vers le hors-cadre de la rue filant au fond à droite. L’au-delà ? La vieille dame de gauche s’y rend, résolue, et amorce la base d’un triangle aboutissant au vieil homme pieds nus prostré, manifestement réticent, et sommé par le linceul visible à une fenêtre au-dessus de lui. La figure centrale de l’homme à la baguette, de dos, nimbé comme extatique, y raccroche la jeune rêveuse. Deux destins s’entrecroisent : ce couple jeune, l’autre âgé. La mort s’invite avec cet autre mouvement focalisé depuis la gauche vers cet au-delà par le chien qui ressemble à un mouton (première victime de la guillotine expérimentée ici et fabriqué par le serrurier dont l’enseigne figure au centre de la toile). Il s’amorce avec la jeune femme qui baisse une fenêtre guillotine rouge sang – son chandail vert en occultant une partie aiguise le tranchant de la lame – et dévoile une tête exposée (Danton et Marat ont séjourné dans cette rue). Et puis cette fillette non pas joueuse, mais en offrande. Avec ces mains en supination, elle adresse une intense prière à sa poupée dressée sur une chaise telle une statue de la Vierge sur son linge blanc. Une toile à histoires, telles que les affectionnait le peintre.

Peu après il rencontre Setsuko Ideta et ses espaces deviennent plus décoratifs, privilégiant les aplats au détriment de la profondeur (La Chambre turque, 1965-1966). Les visages sont devenus plus fermes, plus lisses influencés par Piero della Fransceca qu’il admirait. La géométrie s’installe dans la grâce des corps : le ciseau des jambes, l’oblique du miroir affrontant la ligne de la pose… Il peint moins : après ce portrait de sa future épouse, seules deux toiles sont accrochées à Beyeler. Ses fonctions à Rome qu’il quittera à près de soixante-dix ans, l’occupent et à la Rossinière, il reçoit beaucoup, Yehudi Menuhin comme David Bowie. Certains cherchaient-ils à humer le parfum d’un soufre embourgeoisé ?

Sa veuve suggérait que Balthus vivait dans une autre dimension temporelle. Il n’y a pas de hasard : Balthus était né un 29 février.

Images du corps flottant

Corpus Baselitz

#EXPOSITION [n° 1052, juillet/août]
Colmar, Musée Unterlinden du 10 juin au 29 octobre 2018

Guidamo / Nous roulons (2016, détail), huile sur toile, 195 x 300 cm (collection privée)

L’exposition Corpus Baselitz du Musée Unterlinden de Colmar se concentre sur les quatre années écoulées avec des travaux d’atelier et des œuvres issues de 19 collections particulières européennes dont beaucoup n’ont jamais été montrés.

Un choix radical et une prise de risque pour la commissaire Frédérique Goerig-Hergott : pour les quatre-vingts ans du peintre allemand, plusieurs musées ont programmé des rétrospectives notamment la Fondation Beyeler (21/01–29/04/2018) et le Kunstmuseum à Bâle (Travaux sur papier, 21/01–29/04/2018) pour ne citer que les plus proches.

Soixante-dix travaux sont accrochés sur les cimaises des deux étages de la nouvelle aile inaugurée fin 2015. Trois sculptures. Des dessins (encre de Chine, lavis, aquarelles) – dont sept séries – et des peintures à l’huile. La nef du comble accueille des (très) grands formats. Baselitz y est en pays de connaissance : son atelier a été édifié (en 2006) par Herzog et de Meuron, les architectes de l’extension des Unterlinden.

Portrait, autoportrait…

C’est le sujet récurrent de cette période. Rembrandt – sans doute le peintre qui s’est le plus auto portraituré – était fasciné par le travail du temps sur son visage. Il le prospectait sans relâche, transcrivant patiemment, obstinément la progression des rides, quelquefois avec un certain hédonisme, saisissant la beauté de ces jeux d’ombres et de lumière sur la chair ravinée par l’âge, magnifiant cette sculpture respirante qu’est une tête de vieil homme.

Chez Baselitz, l’approche est tout autre. Le visage est souvent hors-champ et c’est le corps qu’il interroge inlassablement. Cette mécanique qui se grippe, les atteintes à sa capacité d’arpenter le monde, la déliquescence de ce corps qu’idolâtre notre société quand il est sain et resplendissant.

Ses choix picturaux renforcent la densité de ce questionnement. Sa palette alterne l’oranger de la chair et cette transparence azuréenne avec des traces blanches comme le poudroiement d’une constellation. Cette couleur de l’éther conforte une assomption amplifiée par le retournement – sa marque de fabrique depuis 1969. Ces pieds obsessionnels (une série en 1963 déjà), comme si la source vitale était là, qui aspirent aux cieux. Car c’est à pied qu’on monte au paradis et la trace des marches figure en haut du tableau. À l’inverse du Nu descendant un escalier de Duchamp (il le fréquentait et salut sa décision d’arrêter la peinture !) dont il nous offre plusieurs variations. Renversées. Enfin la nudité, la sienne, celle de son épouse Elke qui abonde le versant portrait.

Ses hommes montent, ses aigles tombent [1]

« Les œuvres tardives sont porteuses d’un échec » déclare-t-il en citant Picasso, Dubuffet et Miro. « Je fais tout pour ne pas faire une œuvre tardive, pour ne pas montrer mes faiblesses. » Par contre il montre la débâcle de ces corps et revendique le hässlich, l’étendant à l’art germanique en général, qui renvoie aux danses macabres du Moyen-Âge avec ce tournoiement des vifs tourmentés par des squelettes, la faucheuse qui se moquent de l’apparat comme de l’intégrité physique.

En guise de conjuration, il porte vers le monumental ces corps tenaillés par la fatigue (dans le fouillis du bas-ventre, l’érection qui fit scandale en 1963 a disparu), la maladie avec ces panneaux gigantesques tel Dystopische Glocken, 2015 ou Ach herrjema tutto occupato, 2016 (400 x 600 cm).

« Je vais beaucoup à l’hôpital » dit-il… mais la guérison mène à la transfiguration et suggère l’extase de la Near Death Experience (Guidiamo, 2016). Car à côté des figures renversées, il en peint des horizontales, en apesanteur avec un fond liquide ou esquissant un voile : des corps flottants.

Ainsi l’octogénaire vivifie sa peinture par-delà les limites corporelles.

L’artiste était présent lors des jours d’ouverture, a arpenté les salles de sa démarche hésitante légèrement voûtée, ponctué ses prises de parole de positions tranchées et de sa gestuelle énergique. À l’observer, il y a comme une évidence : c’est forcément cet homme-là qui a tracé ces lignes pour évoquer le lit ou l’escalier, on devine le geste nerveux, expéditif, d’une négligence profondément voulue, car c’est le corps qui dicte sa loi.

La peinture de Baselitz interpelle une époque agnostique, cette société du spectacle où le corps rayonnant de l’athlète ou du mannequin s’érige en idéal que le passage des ans rend inaccessible.

« La société d’aujourd’hui se délite, plus rien ne peut la choquer » dit-il comme s’il regrettait l’époque où il pouvait faire scandale (en 1963 à Berlin, 1980 à Londres). Cependant il conserve cet élan lumineux et nous montre encore comment faire civilisation.

[1] cf. Fingermalerei – Adler, 1972 München, Pinakothek der Modern
accrochée à Beyeler, cette toile illustre aussi l’affiche et le catalogue de leur rétrospective

Musée Unterlinden
Place Unterlinden – F-68000 Colmar
Catalogue bilingue franco-allemand sous la direction de Frédérique Goerig-Hergott, conservatrice en chef

Festoyer chez l’ennemi

Roméo et Juliette de Charles Gounod

#OPÉRA [n° 1051, juin]
représentation du 9 mai 2018 au Badische Staatstheater, Karlsruhe

Au programme du Badische Staatstheater de Karlsruhe depuis le 11 février dernier, Roméo et Juliette de Charles Gounod en version de concert. La production bénéficie d’une mise en espace où les lutrins servent plutôt d’appui de jeu aux chanteurs qui connaissent pour la plupart leur rôle. Proposition hybride qui, dans les scènes collectives, donne l’impression de voir un film muet d’autant que les actions importantes (meurtre de Tybald, boisson du filtre ou du poison…) ne sont pas jouées.

La direction musicale de l’italien Daniele Squeo est pleine de feu avec des tempi enlevés trouvant par moments des accents verdiens : au prologue, les cuivres scandant le fatum rappellent la malédiction de Monterone de Rigoletto (créé 16 ans auparavant). Le Badischer Staatsopernchor – a cappella au début pour exposer le conflit séculaire entre les Capulet et les Montaigu comme chez Shakespeare – le suit avec la même exigence et une bonne diction du français. La Badische Staatskapelle est claire, nuancée, chambriste si nécessaire aussi à l’aise dans les tuttis déployés avec netteté et puissance que la cantilène élégiaque ou l’animation du bal. Ce goût du détail musical fait passer le texte de Barbier et Carré souvent daté…
Même Bizet que Gounod aidera beaucoup, ne saura pas toujours transcender ce parfum « Opéra de Paris » avec ses codes très stricts.
Daniele Squeo a le magnétisme pour tendre les silences et en faire surgir la musique ou y préserver sa rémanence quelques secondes avant les bravi. Ces qualités nous valent un très beau deuxième acte avec son nocturne d’ouverture instrumental, le duo de découverte et d’engagement du couple, seul moment de bonheur où leur amour n’est pas encore dans l’orbe de la mort.

L’Allemagne cultive la tradition de la troupe et la plupart des chanteurs en font partie. Si aucun Français n’y figure, la plupart ont une diction incisive de la langue de Molière et offrent une belle prestation. Une mention particulière pour la ballade de la reine Mab très enlevée du Mercutio de Dean Murphy, l’énergique père Capulet de Nicholas Brownlee et l’engagement d’Alexandra Kadurina dans la chanson de Stéphano, étincelle qui fait basculer l’action vers la tragédie au troisième acte. La basse géorgienne Avtandil Kaspeli incarne un Frère Laurent monolithe et rocailleux.

Mais ce sont les rôles-titres qui dominent la partition.
Dès son entrée, Roméo a la prescience de la tragédie contrairement à Juliette. Cette légèreté et cette insouciance siéent moins à la voix généreuse de la soprano ukrainienne Uliana Alexyuk plus paresseuse dans le bien dire même si elle y est attentive dans sa valse ariette du premier acte. Au contact de Roméo, elle prend la mesure du drame, sa palette s’enrichit, elle trouve de beaux piani et nous offre une invocation au poison très réussie (n° 17, IVe acte).
D’une culture plus bel cantiste, le Mexicain Eleazar Rodriguez compose un Roméo juvénile dans le jeu comme dans le chant. Si l’effort est perceptible dans les aigus forte, sa ligne est délicate avec une belle projection de la langue. Une incarnation porteuse de cet émerveillement amoureux ravalé par la mort qui le mènera avec sa Juliette à la porte des cieux !

L’air et la chair

Bacon/Giacometti

#EXPOSITION [n° 1051, juin]
Riehen (Bâle)Fondation Beyeler du 29 avril 2018 au 2 septembre 2018


#envie d’en parler, d’écrire…