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εphεmεride 2025

un regard et des choix – forcément subjectifs – sur l’offre culturelle 2025…
#LIVRES : La mémoire des murs (F. Saur/L. Maechel), L’imaginaire artistique d’un Musée Zoologique (P. Ardenne, D. Payot, G. Rœsz, L. Maechel), Robert Cahen De la trame au drame (J.-P. Fargier), La société de l’expérience. Le consumérisme réinventé (S. Miles)
#CINÉMA : Goliath, Germaine et moi (G. Morinière)
#EXPOSITIONS :
Fondation Beyeler (Riehen/Bâle) : La Clef des songes, Lumières du Nord
@Semaine Nationale de la Petite Enfance (Unterlinden, Colmar), Ressources humaines (Galerie Radial, Strasbourg), Kunstzeit (Primeo Energie Kosmos, Münchenstein/Bâle), La bibliothèque fantastique (musée Würth, Erstein), les 400 ans du clavecin Ruckers (Unterlinden, Colmar), Mode d’emploi (MAMCS, Strasbourg), Verso (Kunstmuseum Basel | Neubau) 
#THÉÂTRE & MUSIQUE :
Naharin’s Virus (O. Naharin, The Batsheva Ensemble), Planètes (J. Brabant), Robot, l’amour éternel (K. Ito), EXIT ABOVE d’après la tempête (A.T. De Keersmaeker, Rosas), Le Château des Carpathes (J. Verne, E. Capliez), 1972 (F. Cacheux, N. Öhlund), Polywere (C. Monin, C. Arthus)
@SAISONS 2024-25 : Opéra national du RhinLa Filature (Mulhouse) • Comédie de ColmarEspace 110 (Illzach)

@avant-papier sur présentation de presse et documents remis
Sur la page d’accueil, des informations actualisées sur les évènements encore accessibles.

εphεmεrides 20242023 • 2022 • 2021 • 2020 • 2019 • 2018avant

Qui n’est pas assoiffé d’art est proche de sa dégénérescence.
Egon Schiele

L’imaginaire artistique d’un Musée Zoologique

Un bestiaire strasbourgeois contemporain
textes de Paul Ardenne, Daniel Payot, Germain Rœsz, Luc Maechel

#LIVRE
chez Association des Presses Universitaires de Strasbourg, avril 2025 (Collection Essais : 144 p., 186 ill., 40 €)
parution le 16.04.2025

couverture & rabats de l’ouvrage

Après une très importante compagne de travaux, le Musée Zoologique de Strasbourg rouvrira ses portes à l’automne 2025. L’Association des Amis du Musée a profité de cette longue pause pour revisiter l’histoire du lieu en élaborant cet ouvrage. Il met l’accent sur l’une des singularités de ses expositions temporaires : proposer à des artistes contemporains de mettre en écho leur travail avec les collections. Les textes et les images font revire ces belles rencontres entre art et science.

texte du 4e de couverture

Le Musée Zoologique de Strasbourg n’est pas seulement une collection d’histoire naturelle exceptionnelle, c’est un lieu hors du commun et hors du temps, le vestige d’une épopée scientiste visant à restituer et classer la totalité du monde animal. Leurs spectres naturalisés y forment une réserve figée et silencieuse, tout à la fois étrange et familière.
De vitrines en dioramas, le public y est convié au spectacle du savoir, mais c’est bien davantage une invitation au voyage et à l’imaginaire qui nous est faite ici.
Nombre d’artistes ont répondu, de manière très diverse, à cette sollicitation implicite. Ils ont souvent fait du musée un lieu d’études « d’après nature » mais ils y ont surtout cherché les motifs et les mobiles susceptibles de nourrir ou d’élargir leurs champs de recherche. Ils y ont aussi trouvé l’occasion de revisiter des thèmes anciens (natures mortes, cabinets de curiosités, trompe-l’œil, chimères, métamorphoses…), ou d’en imaginer de nouveaux dans toutes les disciplines (photographie, peinture, dessin, sculpture, infographie, installations…), et dans les espaces les plus divers, y compris les lieux mêmes du musée.
Cet ouvrage, initié par l’Association des Amis du Musée Zoologique de Strasbourg, témoigne de ce renouvellement radical de l’art animalier depuis une quarantaine d’années. 32 artistes y déploient un bestiaire inédit inspiré par le génie d’un même lieu.

transcender la transe

Naharin’s Virus
d’Ohad Naharin · The Batsheva Ensemble

#DANSE
représentation du jeudi 20 mars à La Filature, Mulhouse
en tournée jusqu’au 11.06.2025
+ Kamuyot (chorégraphie d’Ohad Naharin) en gymnase à Mulhouse, Colmar et Strasbourg par le Ballet de l’OnR du 23 avril au 18 juin

Naharin’s Virus © Ascaf

Le spectacle a été créé en mars 2001. Ohad Naharin et The Batsheva Ensemble l’ont recréé en 2014 et il est au répertoire de la compagnie depuis. Sa proposition est atypique : Cette pièce est un prologue. […] Ce que vous allez voir n’est pas une pièce. Ce soir on ne joue pas. […] on joue avec vous.
Le chorégraphe et les interprètes endossent avec force (et à leur manière) le projet de Peter Handke (Outrage au public) en installant une tension entre le plateau et ses danseurs, les mots dits ou écrits et le public en interface interpellée sur ses préjugés, ses habitudes, son statut…

lumière sur le plateau
s’y tortille une croix
mannequin simili-danseur
des boudins torturés par le vent sur une plage
déserte

le public s’installe en face
un confortable balcon
pour assister à la tempête ?

musique arabe clinquante et enlevée
la nuit tombe

souffle et sifflement du vent
torture du vide, de l’absence

du fond noir et mat
un corps phagocyté affleure
il s’y débat s’y frotte s’y contorsionne

accrochée à une craie
la danseuse trace une ligne blanche
un fil de lien
elle suit le contour de son bras
de sa souffrance
se hisse de cour vers jardin
lentement
elle réussit le mot VOUS
elle ne lâche pas la ligne blanche sur le tableau noir

dressé sur son extrémité à jardin
un coryphée
immobile en costume cravate
en mirador d’une cour de prison
il dit les mots de Peter Handke
ceci n’est pas un spectacle

au compte-goutte les danseurs entrent
forment des couples des trios
le coryphée aussi les rejoint
il quitte son costume de mannequin acéphale
ils sont six quatorze dix-sept
ils écrivent
geste au sol et sur le mur
au fond tambourinement perlé des craies contre
ils écrivent le mot NOUS blanc sur noir
bientôt en anagramme PALESTINIA
de grandes lettrines sur toute la largeur du plateau
ils écrivent et affrontent le public

des détenus qui se débattent
en contention entre les mots et les spectateurs
intense présence des corps tout en largeur
alignés à face avec énergie et puissance
un second rang en quinconce
déplacements latéraux et gestes mimétiques
en raccourci d’un meneur
des cris des interjections des coups sur le sol
de pieds de mains
certains sautent se suspendent au fond
tournent le dos au public

Et toujours le texte de Handke…

Le plateau avec ses danseurs est un espace en énergique dialogue frontal avec les mots (écrits ou parlés) et le public interpellé en permanence et très directement par le coryphée (mais sans interactivité concrète). D’une scène à l’autre, d’une musique à l’autre, des mouvements, des attitudes, des gestes reviennent, prennent une autre couleur, portent une autre émotion (ainsi avec l’adagio de Barber). Et le dispositif est d’une belle et simple unité : un sol blanc cassé, des parois noires dont se détachent en contraste, comme des troncs de statues antiques, les danseurs avec leurs justaucorps chair (jusqu’au bout des ongles) dressés sur des collants noirs.

Vers la fin, obsessionnelle, maniaque, une danseuse trace un cercle autour du A – un Peace & Love runique –, celui d’anarchie, d’amour ?
À l’autre bout, une autre perchée et penchée frotte une tache rouge qui grandit, grandit.
Le noir et blanc des mots avec le rouge du sang.
Dans son texte, Handke questionne les mots.
Mais de quel côté sont les mots ?
La pièce est dense, forte, intrigante aussi : un morceau d’enfer qui brûle dans l’absence de tout parce que seules les frustrations du corps et les images obsédantes du rêve l’alimentent. (Pascal Quignard / L’amour la mer, 2022)

avec le Batsheva Ensemble, division junior de la Batsheva Dance Company
chorégraphie & scénographie Ohad Naharin
création musicale Karni Postel avec des musiques additionnelles
costumes Rakefet Levi
lumière Avi Yona Bueno « Bambi »

paix profonde

Planètes
de Jérôme Brabant

#DANSE
représentation du samedi 15 mars 2025 à l’Espace 110 (Illzach)

Planètes © Vincent VDH

Créée en mai 2024 au Manège, scène nationale-Reims, Planètes est la première pièce de groupe de cette envergure dans le parcours de Jérôme Brabant. C’est aussi l’une des premières fois où il ne danse pas dans sa création. La chorégraphie est conçue pour être en totale symbiose avec la musique originale du duo Philip | Schneider, compositrices et chanteuses danoises.

premiers gestes dans le silence

intrusion timide
une femme seule

Ève cosmique en contre-jour
ses paumes tranchantes aux reflets argentés
forent l’espace
tracent le chemin
tirent le corps

en sourdine la combustion
grandit
mûrit une voix céleste
une syllabe unique et scandée
tendue et têtue

les mains impulsent la giration
emballent la gravitation
qui décroche les autres danseurs des flancs à cour à jardin
ils créent rejoignent le manège orbital
leurs mains leurs bras se tendent
cherchent l’espace
et le colonisent
bâtissent le non-vide
désamorcent le néant

les corps activent le spectre
de l’infrarouge à l’ultraviolet
avec leur académique moiré
corps et matière saisis dans des faisceaux rouge jaune vert

le vertige pendulaire des rondes ordonne l’espace
balise le temps
avec les ombres mouvantes en cadran stellaire

la modulation extatique s’amplifie en duo
le mezzo s’entrelace au soprano
les danseurs s’invitent en ison
en écho des bourdons vibratoires
trépidations ferroviaires
tourmente venteuse
grondement intergalactique
combustion (à nouveau)

les révolutions successives
disparition réapparition
se résolvent quelquefois en figure collective
ascensionnelle
comme émergeant de la magie des voix
témoins et satellites du sidéral brassage

des montées en éruption hypnotique
où le geste n’est pas en rythme avec la musique
mais semble naître de la transe sonore
s’épanouir en géante rouge
avant sa dissolution en naine blanche en trou noir

La chorégraphie de Planètes est (forcément) répétitive, obsessionnelle. La geste galactique portée par les danseurs se distribue d’un corps à l’autre, les coalise ou pas. L’entrecroisement centrifuge mené par les mains, des mains toujours actives et quêteuses, crée et cherche du sens…
Jérôme Brabant trouve des poses d’arabesques, de statuaire antique (discobole, guerrier couché…), de divinités égyptiennes, leur impulse une dynamique qui ici peut prendre son essor, aller au bout de l’élan… avant de se dissoudre.

La ductilité liquide de son travail inscrit dans notre mémoire le corps astral de ses danseuses et danseurs tels d’universels hiéroglyphes issus du temps, de l’espace : indices fragiles et mouvants de notre atavique tentative d’appréhender l’orientation de l’homme en lui-même et dans le cosmos, à partir du mythe et de la peur (Aby Warburg).

avec Alexandra Damasse, Valentin Mériot, Yves Mwamba, Emma Noël, Manuele Robert, Nina Vallon, Lucie Vaugeois
musique & chant Joséphine Philip, Hannah Schneider
conception & chorégraphie Jérôme Brabant
scénographie Jérôme Brabant, Françoise Michel
lumière Françoise Michel

@premiers pas au musée

Semaine Nationale de la Petite Enfance
au musée Unterlinden

#ANIMATIONS MUSÉE
Colmar, Musée Unterlinden du 16 au 20 mars + 26 mars & 16 avril 2025

Christelle Mandres Salagnat & Karine Baumann éducatrices aux RPE

Du 16 au 20 mars 2025, le Musée Unterlinden participe pour la première fois à la Semaine Nationale de la Petite Enfance. C’est le prolongement d’une démarche entamée en 2023 par le service des publics du musée visant à proposer aussi des animations aux plus petits.
Le programme est élaboré en lien avec les éducatrices des Relais Petite Enfance (RPE) du territoire.

C’est aussi un des volets du « Caring museum » que la directrice Camille Broucke entend développer pendant son mandat. La première mission du musée est de prendre soin des œuvres, mais elle se prolonge naturellement en veillant au confort des visiteurs, à l’accessibilité des publics et plus largement en offrant un espace préservé et apaisé grâce à la diversité de ses collections où chacun peut trouver matière à élargir son horizon, se ressourcer, à méditer…
Chez les plus petits, certaines œuvres sauront susciter cette étincelle de curiosité, premier pas vers l’envie d’en découvrir d’autres et aussi de partager leur enthousiasme avec leurs parents, leurs camarades.

Les éducatrices Karine Baumann du RPE du pôle Ried Brun et Christelle Mandres Salagnat du RPE de la ville Colmar connaissent le musée, sont déjà intervenues et ont repéré des pièces qui « parlent » aux tout-petits. Elles ont conçu le premier temps fort – parcours de motricité et jeux – qui se tiendra le dimanche 16 mars et s’adresse aux enfants à partir de dix mois. Les ateliers se déroulent en deux temps : un atelier créatif dans la salle Louis-Hugot, puis une approche de trois œuvres du musée en lien avec les deux thèmes retenus : l’empilement et le portrait.

Le mercredi 19 mars, les enfants pourront rencontrer ou retrouver Pompon le hérisson, la mascotte du musée, pour des visites spécialement élaborées par les médiatrices.

Le jeudi 20 mars, les deux Relais Petite Enfance proposent une matinée de visite et d’atelier à destination des tout-petits et de leurs assistantes maternelles.

Les tarifs sont ceux du musée : programme détaillé et informations.

Le musée profite de l’occasion pour mettre à la disposition des visiteurs les cinq flâneuses® acquises auprès d’un fabricant de Toulouse. Disponibles dans la salle d’orientation et dans la galerie, elles facilitent la visite et le temps de pause tant aux personnes âgées qu’aux familles avec des enfants en bas âge (2 assises/flâneuses). L’achat a été financé grâce au mécénat du Crédit Mutuel Bartholdi, de l’Union des caisses de Crédit Mutuel – District de Colmar et du Rotary Club Colmar doyen.

un mantra du Care

Robot, l’amour éternel
de & avec Kaori Ito

#DANSE
représentation du 11 mars 2025 à l’Espace 110 (Illzach)
en tournée au Manège, Scène nationale de Reims le 28 mai 2025

© Laurent Paillier

Kaori Ito a été nommée à la direction du TJP, Centre Dramatique National de Strasbourg Grand-Est au 1er janvier 2023. Danseuse depuis plus de vingt ans (pour Decouflé, Preljocaj, Platel, Cherkaoui & Thierrée entre autres), elle a fondé Himé sa propre compagnie en 2015 et entamé une trilogie autobiographique dont Robot est le dernier volet. Depuis sa création en 2018, la chorégraphe reprend régulièrement le spectacle en tournée.

le piano saupoudre un ostinato teinté de romantisme
paix irénique de la nuit
avec le tourbillon cristallin des notes
la lumière éclôt délicatement
caresse une membrane
dorée comme le sable, elle pulse
l’ombre se joue du chatoiement
sculpte cette étendue palpitante
tandis que le tissu glisse vers le fond
dans le gouffre

la lumière sédimente une vaste surface minérale
percée d’orifices carrés anguleux
comme les tombes ouvertes par la parousie de Fra Angelico*

de l’une émerge un pied
prudent expressif
il se retire

plus loin pointe une tête un tronc
la moitié du visage est masqué
demi-masque couleur chair et plastique
le corps s’extirpe
essaye sa mécanique
ses mouvements sont un peu heurtés
il arpente l’estrade
quelques prothèses en plastique traînent
il en ramasse une
teste ce fragment d’exosquelette
un expédient pour prévenir la désarticulation
et assurer le fonctionnement au long cours

puis
impératif de robot au réveil
il attrape son smartphone
l’éclat de l’écran tétanise le visage

glaçante impérieuse
une voix synthétique égrène les injonctions
voix d’aéroport
voix lisant les items d’un agenda
dense débridé harassant
a rat race
une vie mécanique
le corps s’y conforme
joue cette vie-là

voix attendue aussi
le corps la bouche miment l’énonciation de consignes
jeu de rivalité avec la machine
rébellion minuscule
par l’humour souvent
en dépit de la contrainte
la personne la femme Kaori existe

Robot, l’amour éternel ne met pas en chorégraphie une danse de robot. La danse est le moyen de paramétrer le corps en mécanique destinée à abattre un emploi du temps. Une vie normale. Ou presque.
Le métro boulot dodo devient pour la danseuse en tournée à l’international avion boulot et pas dodo.
Et le Campo Santo de Fra Angelico se mue en radeau de la méduse où la naufragée trace un itinéraire où ni le corps, ni l’esprit ne trouvent le repos.
Abattage…

Alors la pulsion de mort pour rompre l’abrutissement ?
Les mots le disent, évoquent aussi ces petites morts : les pointillés lumineux d’une vie normale. Mais qui peinent à devenir une ligne de Vie…
Thanatos

Éros
La maternité précipite la rupture de cette logique, la commotion très concrète de l’accouchement surtout. Quoique : Je t’ai donné la vie. Je t’ai donné la mort.
Mais un fil de vie se dessine.
La voix synthétique et anonyme devient celle de Kaori enregistrée, puis sa voix devient réelle. Et elle interpelle le public.

Le doute demeure, sous l’ombre de la mort ?
Nouée en linceul, la membrane textile du début affleure à nouveau, traverse le plateau d’une tombe à l’autre. Kaori en galérienne l’active doucement, très doucement. En mode mineur au rythme lancinant du O Solitude de Purcell.
Éloge de la lenteur. Éloge de la paresse ?
Le repos enfin ? La mort joyeuse avec les derniers selfies couchée dans la tombe (pas de jugement dernier pour les robots !)
Noir morendo.
Et en conjuration : La danse est un mantra pour réparer les vivants (Kaori Ito).

Il convient de saluer le travail de Yann Ledebt qui, de sous le plateau, assure beaucoup de manipulations et la régie du spectacle.

* Le Jugement dernier conservé au musée national du couvent San Marco de Florence (tempera et or sur bois, 105 × 210 cm, 1431 – 1435)

avec Kaori Ito
manipulations et régie Yann Ledebt
texte, mise en scène & chorégraphie Kaori Ito
décor Pierre Dequivre, Delphine Houdas & Cyril Turpin
direction technique & création lumière Arno Veyrat

Angelus novus, speriamo

EXIT ABOVE d’après la tempête
d’Anne Teresa De Keersmaeker, Meskerem Mees, Jean-Marie Aerts, Carlos Garbin · Rosas

#DANSE
représentation du mercredi 5 mars à La Filature, Mulhouse
en tournée jusqu’au 7.06.2025

Meskerem Mees à gauche © Anne Van Aerschot

Avec son hypnotique immersion dans le blues, le spectacle d’Anne Teresa De Keersmaeker, Meskerem Mees, Jean-Marie Aerts, Carlos Garbin · Rosas créé à Bruxelles en 2023 inaugure la Quinzaine de la Danse à La Filature. C’est la première proposition d’une programmation particulièrement relevée cette année avec, entre autres, une soirée William Forsythe (14 & 16.03) et The Batsheva Ensemble (20 & 21.03) pour ne citer que les plus connus…

un danseur vient jusqu’en bord de scène
battements de mains
adressés
à la technique
au public
léger flou
voulu
avant le chaos
celui d’Angelus novus
Walter Benjamin pour les mots*
Meskerem Mees pour les dire
… du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que devant lui les ruines s’accumulent dressées jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.
en sourdine un bruissement d’eau
contaminé par la mécanique

le danseur est toujours seul
les mouvements de ses bras travaillent le doute
au fond un voile écru monte vers les cintres
masque l’écran noir où s’écrivaient les mots de Benjamin
la machine à vent enfle le voile

houle textile
ample soyeuse avec des reflets argentés
scintillant vertige du déchaînement
ivresse dionysiaque

le son de la tempête enfle
souffle liquide et fabriqué
la mécanique de la machine à tempêtes
engloutit le danseur
vacarme du progrès ?

silence brutal
la fine toile tombe

black cube

la foule après la houle
avec le blues
le chant de Meskerem Mees
la guitare de Carlos Garbin
en sourdine souvent
le chaos se berce de sonorités mélancoliques
l’ardent désir du chaos est devenu nostalgie. Et il en sera ainsi jusqu’à ce qu’un vent terrible précipite dans l’oubli la majorité de l’humanité. Les survivants frissonneront au milieu du chaos. (D. H. Lawrence / Le Chaos en poésie, 1928)
un chaos insensible
et nomade

de la tempête de Benjamin
remontée vers celle de Shakespeare
à l’errance sur l’île du naufrage
la marche
et la quête

Dans le blues, les gens frappent des mains, tapent sur leurs cuisses, sur leurs jeans : c’est une participation à la fois individuelle et collective. (Anne Teresa De Keersmaeker)

Créer du collectif. Grâce au blues !
La chorégraphe dirige et fixe les élans, les précipite, les détourne aussi.
Irrépressibles pulsions vers l’après : trouver son lieu, trouver son âme.
Les bras prolongent les corps qui cherchent d’autres corps.
Et se trouvent quelquefois. Lien fugace, ineffable.
Des gestes de construction, en équilibre pour lutter contre le déséquilibre. Ensemble.
Ils sont jeunes, aiment la fête, en abusent quelquefois…

Les treize interprètes de Rosas – des grands, des petits, des peaux blanches ou noires, des hommes en jupes… – occupent tout le plateau : par ronde, par vague – fond/face, cour/jardin. Ils marchent, elles marchent.
Parfois Anne Teresa De Keersmaeker fige les postures : images gelées en photos souvenirs. Elle juxtapose les rythmes : des déplacements, des mouvements calés sur la musique et, en diffraction, certains courent, d’autres traînent, s’immobilisent.
Rien de classique, à peine trois porters, mais des jeux à terre, quelques acrobaties hip hop : trouver l’ancrage.
Une virtuosité contrapuntique. La houle humaine en intelligibilité. Il faudrait un troisième œil pour tout saisir, tout enregistrer…

Le tango est une pensée triste qui se danse disait Enrique Santos Discèpolo.  Le blues de Meskerem Mees n’en est pas loin avec sa mélancolie, mais Anne Teresa De Keersmaeker sait briser cet envoûtement, planter des silences tendus, faire éclater des moments jubilatoires et enlevés, rendre complices ses anges.

Pour nous en sortir par le haut !

avec Abigail Aleksander, Jean Pierre Buré, Niklas Capel, Lav Crnčević, José Paulo dos Santos, Nathan Felix-Rivot, Carlos Garbin, Nina Godderis, Robson Ledesma, Meskerem Mees, Mariana Miranda, Ariadna Navarrete Valverde, Margarida Ramalhete

composition musicale Meskerem Mees, Jean-Marie Aerts, Carlos Garbin
paroles Meskerem Mees, Wannes Gyselinck
scénographie Michel François, lumière Max Adams, costumes Aouatif Boulaich

parfums d’enfance

Le Château des Carpathes
d’Émilie Capliez d’après Jules Verne

#THÉÂTRE
représentation du vendredi 28 février à la Comédie de Colmar
en tournée jusqu’au 26 janvier 2026

©Simon Gosselin

Dans la continuité de Little Nemo (2022), Émilie Capliez adapte Jules Verne avec l’envie de partager cet âge d’or du livre de jeunesse illustré (elle se réfère explicitement à l’édition Hetzel de 1892), d’autant plus qu’en s’appropriant les découvertes scientifiques, l’écrivain défriche le terrain au roman d’aventures, mais aussi policier, gothique, fantastique…

Respectant l’exigence pédagogique revendiquée par le Magasin d’éducation et de récréation où le roman a été publié en feuilleton, l’auteur contextualise précisément les lieux de l’action et, à la fin, fournit d’amples explications sur les inventions d’Orfanik l’âme damnée (et technique) du baron de Gortz.
La structure narrative du conte adoptée pour transposer le récit à la scène, s’en accommode et Fatou Malsert en narratrice s’en empare avec malice et énergie (elle incarne aussi une aubergiste pleine de bon sens).
Malgré tout le texte de la pièce aurait pu s’alléger encore plus : un siècle de cinéma s’est chargé d’établir la (mauvaise) réputation des Carpathes – et la première scène avec un plateau inondé de fumerolles l’expose très bien visuellement –, quant aux détails des technologies employées (nouvelles à l’époque), si le lecteur du livre peut s’en délecter, sur scène ils se dissolvent…

L’autre gageure de la transposition était d’offrir un espace aux nombreux lieux du roman : ceux du village, du château sans compter les maisons d’opéra des flash-back. La scénographie d’Alban Ho Van s’en acquitte avec fluidité : la plupart des éléments descendent des cintres et deux grands écrans verticaux mobiles racontent les montées au château. La Stilla se permet même un jeu sur l’avant/arrière du rideau d’avant-scène jouant la plasticité de l’espace.

Le nœud de l‘intrigue est la volonté concurrente du jeune comte de Télek et du baron de Gortz de s’approprier la Stilla une talentueuse cantatrice napolitaine, le premier par le mariage, le second par tous les moyens possibles… aussi ce dernier la traque de représentations en représentations – limite harcèlement –, à tel point que la jeune femme meurt en scène…

C’est là, avec la mise en musique par la compositrice de jazz Airelle Besson, que le spectacle est le plus réussi. Un trio – trompette (Oscar Viret), violoncelle (Adèle Viret) et piano (Julien Lallier) – accompagne les changements du décor, le passage du temps avec parfois des parfums de blues, de tango… À l’occasion, le trompettiste s’invite en confident, distillant sa plainte en écho aux tourments de l’un ou l’autre personnage. Emma Liégeois en Stilla s’affirme aussi chanteuse : en contraste à la rigoureuse netteté du piano, ses modulations expriment l’extatique déchirure de son être et fascinent autant les deux soupirants que le public du San Carlo.
Dans un autre registre, elle incarne une villageoise pleine d’allant.

D’une scène, d’un lieu à l’autre, les trois comédiens et les deux comédiennes endossent les nombreux rôles, rejoints au besoin par les trois musiciens.
Acteur expérimenté, Jean-Baptiste Verquin sait moduler son boitement selon qu’il joue le maire, le baron ou le colporteur. François Charron et Rayan Ouertani, membres de la jeune troupe, alternent vanité et couardise – propices à quelques traits d’humour – au gré des changements de costumes et de postiches.

Si la technologie qui s’amorce en 1892, est devenue invasive un siècle plus tard au point de remplacer progressivement l’humain, le conte tel que le monte Émilie Capliez ne s’ouvre pas vers ces abîmes… Mais toute la troupe prend visiblement plaisir à cette histoire qui se déplie comme un livre d’images.

lumière Kelig Le Bars
vidéo Pierre Martin Oriol
costumes Pauline Kieffer

extravagance & distinction

La Clef des songes
Chefs-d’œuvre surréalistes de la Collection Hersaint

#EXPOSITION
Riehen (Bâle), Fondation Beyeler du 6 février au 4 mai 2025
commissariat Raphaël Bouvier
catalogue bilingue allemand & français, 144 p., 58 CHF, 44 €
tous les jours de 10h à 18h, jusqu’à 20h le mercredi & 21h le vendredi

Max Ernst : Oedipus Rex (1922, détail)

Parallèlement à l’exposition « Lumières du Nord », la Fondation ouvre ses cimaises à la Collection Hersaint avec une cinquantaine de tableaux.
Initiée dès 1921 avec Cage et oiseau (1920) de Max Ernst, Claude Hersaint (1904–1993) l’enrichit principalement d’œuvres liées au surréalisme. Proche d’Ernst et Hildy Beyeler, les choix du couple Hersaint divergent de ceux des galeristes bâlois, mais finalement le fond constitué par ces derniers les complète harmonieusement par amplification – Picasso, Miro – ou confrontation – Louise Bourgeois, Giacometti.

Après la sérénité fauve des forêts boréales canadiennes (Lumières du Nord, salle 9), il est possible d’accéder directement à la troisième salle de l’exposition. Le passage vers la sauvagerie du Picasso qui triture les physionomies (c’est après Les Demoiselles d’Avignon) paraîtra un peu rude. Mais seule La femme au chat (1937) est issue de la Collection, la Fondation complétant avec ses propres acquisitions. Ce portrait est celui de Paul Éluard déguisé en femme, une forme d’outrance ludique revendiquée par le Catalan.
Sinon les autres toiles accrochées – de Magritte à Dubuffet selon le parcours proposé – sont d’une grande délicatesse et s’accordent à l’exigence mentionnée par sa fille Évangéline : élégance et discrétion. Il est vrai que les œuvres s’invitaient en proximité quotidienne comme l’attestent les photos de leurs intérieurs, ce qui conditionnait forcément les choix.

Max Ernst est le plus représenté avec un panorama sur presque quarante ans de sa carrière (1920 à 1957) : L’Ange du foyer (Le Triomphe du surréalisme, 1937), d’une énergie sauvage mais finement élaboré – cf. les plumes comme les drapés – rejoignant l’exigeante précision du seul Dali présent (Le Jeu lugubre, 1929), les Noces chimiques (1948) plus mécaniques et articulées, ses jeux de formes et de couleurs (Une nuit d’amour, Loplop, Évangéline…) et surtout ses luxuriants et intrigants paysages dont les organiques et ascensionnelles proliférations rhizomateuses abritent dans leur ombre des yeux, des griffes, des créatures fantastiques [salle 4].
La ville entière (1936/37), pièce préférée du collectionneur est là. D’un avant-plan végétal touffu surgit une ville repliée derrière ses remparts : un îlot défiant et menacé…
Non loin, Le lion, ayant faim, se jette sur l’antilope (1898/1905, Fondation Beyeler) d’Henri Rousseau suggère le passage à l’acte…
Cet entre-aperçu latent et mystérieux – une vie sous la vie – est peut-être le fil conducteur des acquisitions.

D’ailleurs le collectionneur n’émerge que partiellement de l’ombre dans le portrait qu’en peint Balthus autre artiste très présent. La lascivité de ses trois nymphettes est interpellée par le trait nerveux, jaillissant d’Alberto Giacometti et l’aérienne chorégraphie de ses sculptures menant vers le prêt permanent des Hersaint à la Fondation : le monumental Passage du Commerce-Saint-André (1952–1954) dressé en majesté face aux baies nord et qui figurait dans l’exposition monographique de 2018.

La salle 8 rend hommage aux femmes très actives dans le mouvement surréaliste : trois Dorothea Tanning et son univers kafkaïen dont la Valse bleue (1954) et le Prométhée enchaîné (1953) par des barbelés de Toyen mis en regard avec deux pièces de Louise Bourgeois.
En tout 23 peintres sont exposés, notamment trois René Magritte dont La Clef des songes (1930) et autant de facétieuses compositions anthropomorphes de Victor Brauner.
Le fond Beyeler complète abondamment l’unique Joan Miró (Femme, 1934) ou Jean Dubuffet présent avec son délicat Personnage en ailes de papillons (1953) et L’homme de marbre (1955) dont le sourire enjoué clôture la présentation.

Banquier de profession, Claude Hersaint fréquentait volontiers les artistes, les galeries et les salons (celui de Marie-Laure et Charles de Noailles entre autres), mais restait à distance des coteries. Sa fille cite volontiers sa sentence : Quand les peintres se rencontrent, ils parlent d’Argent. Quand les banquiers se rencontrent, ils parlent de peinture.
Une lucidité qui serait le secret de sa distinction ?

Le catalogue est alphabétique (par peintres) et ne restitue que les pièces issues de la Collection Hersaint. Il inclut une interview par le commissaire d‘Évangéline Hersaint, fille des collectionneurs.
L’exposition est montée en étroite collaboration avec elle.

l’envers du décor

Verso Histoires d’envers

#EXPOSITION
Kunstmuseum Basel | Neubau du 1 février 2025 au 4 janvier 2026,
commissaire : Bodo Brinkmann
du mardi au dimanche de 10h à 18h (20h le mercredi)
entrée libre dans les collections en semaine à partir de 17h et le 1er dimanche du mois (sauf jours fériés)

Inscription au verso du portrait de l’anabaptiste David Joris décrivant en latin et en allemand la sentence posthume de 1559,
en retrait à droite l’Ange de l’Annonciation (école Hans Baldung Grien)

La directrice du Kunstmuseum Basel, Elena Filipovic a permis à Bodo Brinkmann, conservateur Maîtres anciens, XVe–XVIIIsiècle, de mener à bien un projet qui lui tenait à cœur depuis longtemps : faire découvrir la face cachée d’œuvres appartenant aux collections du musée. Dans trois salles du Neubau, il a chorégraphié un dispositif permettant d’admirer 36 pièces datées du XIVe au XVIIIsiècle sous toutes les coutures : recto et Verso.
Après cette dernière exposition, il élaborera encore avec Anita Haldemann la nouvelle présentation des collections d’art ancien du Hauptbau où certains agencements réalisés pour Verso pourront trouver leur place.

Un musée décontextualise les pièces qu’il présente et d’autant plus quand elles sont anciennes induisant quelquefois une vue parcellaire. La partie occultée peut cependant avoir un rôle significatif dans l’usage de l’objet, éclairer son histoire ou celle du sujet portraituré…

Dans ce jeu d’avers et de revers, les retables dont les séquences de voilement dévoilement rythmaient le calendrier liturgique sont les plus spectaculaires. Peindre les deux faces des panneaux latéraux était nécessaire pour préserver la qualité de la dévotion et la faire vivre en fonction des circonstances : valoriser des saints particuliers, mettre en scène des sculptures dans un ensemble signifiant et aussi permettre aux donateurs de figurer par leur image dans l’espace sacré.

Quand un panneau est périphérique, la vénération veille à l’anoblir : un fond souvent incarnat avec des initiales (IM pour Iesus Maria, MRA pour Maria) ou un motif imitant la pierre, matériau noble utilisé pour les autels, ou le brocart.
La présence d’armoiries ou d’un monogramme permet d’identifier le propriétaire du tableau ou le sujet du recto dans le cas d’un portrait.

Des appropriations plus tardives s’opèrent aussi. Suite à un changement d’usage, l’autre face est peinte (volets d’un orgue) ou alors quelques décennies plus tard un artiste réutilise comme support une ancienne plaque de cuivre gravée tel Pieter Snyers pour sa délicate Nature morte avec des tiges de primevères et des légumes (1752) : l’ancien verso devient le recto…

Des inscriptions sont quelquefois ajoutées postérieurement, en général pour préserver un historique… ou ce cas interpellant : le revers du portrait en gentilhomme de Johann von Brügge (vers 1544). Trois ans après sa mort en 1556, les autorités bâloises découvrent que sous ce faux nom prospérait David Joris recherché comme hérétique et chef de secte anabaptiste. Condamné à titre posthume comme « archi-hérétique », sa dépouille est exhumée, brûlée avec ses écrits et un placard est apposé au dos de son effigie avec la sentence en latin et en allemand.
Parfois le revers s’efforce d’imposer une image édifiante : une prostituée aguichée par un squelette (une métaphore des maladies vénériennes) traitée presque en miroir au verso de l’effusion érotique de Bethsabée au bain (Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517)……
Enfin, de par son statut, l’enseigne est traitée sur les deux faces, mais celle des frères Holbein relève sans doute d’un hommage à leur professeur, Oswald Geisshüsler, dit Myconius, lorsqu’il quitte Bâle en 1516.

Cet accrochage bâlois montre de la très belle peinture et permet de découvrir autrement Baldung Grien, Cranach, Holbein, Snyers, Stimmer, Witz… pour ne citer que les plus connus.
Le dispositif est un doux labyrinthe où le regard croise celui des visages peints et participe à ces échanges d’une toile à l’autre où les personnages observent la scène voisine, où les animaux sont souriants, les tissus voluptueux, les chevelures ciselées de reflets dorés, où les expressions sont chargées d’empathie et portées par cette ineffable chorégraphie des mains vecteurs d’une sérénité qui plonge le visiteur dans une paix presque surnaturelle (Siri Hustvedt).
Et puis ces versos rendent perceptible l’émouvant passage du temps – un sourire surgissant d’un vêtement écaillé, un corps tronqué par une reprise, l’évanescente empreinte d’une scène presque fondue dans le support –, d’autant plus que cette fragilité de la trace est affrontée à l’éclat triomphant du recto avec le bleu, le vermillon des costumes et le rose onctueux des chairs !

rendre dicible

1972
de Fred Cacheux, Nils Öhlund

#THÉÂTRE
représentation du vendredi 31 janvier à l’Espace 110 (Illzach)
en tournée le 27.03.2025 à 20h au Préo Scène à Oberhausbergen (67)

1972 | Facteurs Communs © Alex Grisward

Dans le programme, la présentation de la pièce évoque le rapport Meadows, l’âge des comédiens, les problèmes liés au climat (Un écran soutient les démonstrations…) laissant imaginer une production sérieuse voire aride.
Le spectacle est tout l’inverse (le rapport ne sera évoqué qu’au bout d’une heure) et s’il part dans tous les sens, c’est pour nous interpeller certes, mais aussi rire, rire de nous-mêmes (et plutôt beaucoup) et toujours revenir à Nous, Nous tous acteurs de 1972 et de notre destin commun.

un grand écran vertical à jardin
un compte à rebours
une chaise bistrot déplacée
abandonnée déplacée à nouveau
Francis (tout le monde s’appelle Francis)
Francis monte descend du plateau
remonte rejoint la coulisse
revient dubitatif

du temps de flottement
une mise en place brouillonne
volontairement
la salle reste allumée
dans le silence
hésitations encore
Francis se dédouble
même sweat outremer
même jeans rouille
même moustache

Ils se parlent
en anglais
se négocient la chaise
symbole de notre terre limitée ?
glissent vers le franglais
le chaos linguistique de Babel ?
la langue de bois s’intensifie
avec la bascule vers le français

et puis la conscience
peut-on profiter du fruit de son crime ?
Francis rameute Caïn
et surtout Claudius (Hamlet)
il lance sa tirade du IIacte (scène 5)

leurs propres souvenirs remontent
et les Francis s’emballent
s’envolent sur l’ivresse des possibles
consuméristes !

Très vite les Francis (Fred Cacheux, Nils Öhlund) impliquent le public, l’embarquent sur le plateau, se jouent des codes de la re/présentation, installent une tension entre la salle vidée et la scène où stabule maintenant le public : ils instaurent un débat mouvant.

Ils l’interpellent depuis la salle
avec d’autres questionnements
aiguisés de quelques sentences
nous ne savons pas maîtriser le présent
nous manque le sens de l’orientation
la croyance passe pour de la connaissance

Le rapport Meadows s’invite tard.
C’est une douche froide en pleine euphorie consumériste adossée à une frénétique exploitation des ressources.
Les jeunes ingénieurs du MIT ont brassé beaucoup de papier (il n’y avait pas encore d’informatique). Ils étaient prêts à s’engager comme beaucoup de jeunes aujourd’hui.
Mais ailleurs…
chacun veut la plus grosse part du gâteau (ce qu’il en reste) !
D’autres statistiques, d’autres discours le balayent sous le tapis :
le vent des mots, des mots sales le plus souvent
et de modestes sparadraps sur l’hémorragie …
Jusqu’à présent, rien n’indique qu’ils se soient trompés.
Et s’il n’était pas trop tard ?

Les Francis font le rapprochement avec la fresque d’Ambrogio Lorenzetti au Palazzo Pubblico de Sienne : Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement.

Ils suggèrent l’atavisme du comportement collectivement mortifère (cf. les cinq besoins fondamentaux) …

Les deux Francis nous offrent pendant 90 min, un bouillonnement partagé avec feu et conviction, un pas de deux original qui réussit l’implication du public (si souvent ratée), une stimulante prise en main de l’objet théâtre qu’ils « révolutionnent » (au sens littéral : mettre à l’envers) avec l’envie et l’espoir de pareillement et joyeusement « révolutionner » le système par le bas (du coup le remettre à l’endroit !). Ils expérimentent ce tissage du lien personnel et individuel à l’Autre générant du Nous ensemble sans lequel rien n’est possible.
Et ils le prolongent en dehors de la salle avant, après par des rencontres, des animations…

En 2025, on sait encore plus qu’en 1972
pourtant plane la résurgence phénoménalement délirante d’un monde où le « tout est monnayable » se réarme en dogme absolu !
Une mise en spectacle médiatique des prolégomènes de l’apocalypse ?
Les deux Francis et Nous, autres Francis, voulons croire que non…

mise en scène & jeu Fred Cacheux, Nils Öhlund
création et régie technique Pierre Mallaisé
production Facteurs Communs

l’art et la matière

Ressources humaines
Michel Cornu & Robert Schad

#EXPOSITION
Strasbourg, Galerie Radial Art Contemporain du 7 février au 22 mars 2025
11b quai de Turckheim du mercredi au samedi 14–18h

Avec comme titre un joli pied de nez au langage technocratique, deux artistes dont l’engagement physique pour créer leurs œuvres est impressionnant, partagent une exposition à la Galerie Radial à Strasbourg du 7 février au 22 mars.
Michel Cornu comme Robert Schad ont préparé des pièces expressément pour l’occasion et art karlsruhe qui se tiendra fin février. Le galeriste qui leur a fait confiance, Frédéric Croizer découvrira leurs créations lors de l’accrochage :-)

Le travail de Michel Cornu ressemblera certainement à ce qu’il pratique depuis quelques temps déjà : des abstractions vibrantes, souvent des grands formats, sur papier.
Gravures sur cuivre et sur bois, encres sur papier Japon et grands dessins
travaillés dans la profondeur de la matière
posée imposée déposée surexposée…
comme un sous-bois saisi lors d’une fulgurante éclaircie
où seul un intense travail d’approche permet d’en exprimer le mystère
ou d’accéder à d’astronomiques confins ?
J’avais évoqué son travail lors d’une précédente exposition à la galerie Murmure (automne 2023) et j’ai eu la chance de le filmer en énergie durant l’été 2021 dans son atelier et celui de l’ami taille-doucier Rémy Bucciali.

© LM

Robert Schad débite et soude l’acier : des modules industriels standards (tubes et poutrelles de différentes sections).
Il avait exposé son travail dans une dizaine de sites patrimoniaux en Bourgogne, le parcours de sculptures Dix par Dix d’octobre 2021 à septembre 2023 : des envolements dont l’aérienne chorégraphie défie la pesanteur du matériau et fait oublier la lourde logistique industrielle nécessaire à leur fabrication.
D’altières horographies semblant effilées par le souffle du vent
dressant fièrement leur arachnéenne fragilité face aux tourmentes !
Je l’ai filmé fin 2022 lors d’une résidence de gravure chez Rémy Bucciali : un exercice plus léger, fruit également de l’agencement ludique de modules identiques. L’atelier s’est ensuite chargé de préparer, mordre puis imprimer les plaques.

© LM

quand le paysage sculpte la peinture

Nordlicher
von Edvard Munch bis Hilma af Klint

#EXPOSITION
Riehen (Bâle), Fondation Beyeler du 26 janvier au 25 mai 2025
commissariat : Ulf Küster, assisté d’Helga Christoffersen
beau catalogue en anglais ou en allemand, 240 p., 62,50 CHF, 58 €
tous les jours de 10h à 18h, jusqu’à 20h le mercredi & 21h le vendredi

Lawren S. Harris / Autumn, Batchawana Lake, Algoma Sketches XXIX (1918)

« Lumières du Nord » est le 6e opus d’une programmation consacrée au paysage initiée avec Monet en 2002. L’exposition en présente 74 peints au-delà du 60e parallèle nord par treize artistes de 1888 à 1937. Huit Scandinaves, quatre Canadiens et un Russe (le contexte géopolitique actuel justifie en partie ce dernier choix).
L’exposition est coréalisée avec le Buffalo AKG Art Museum (Buffalo, New York) qui l’accueillera du 1er août 2025 au 12 janvier 2026.
Le catalogue inclut un cahier de photos : un réel mythifié par le noir et blanc, émouvant écho aux vues des peintres alternant un fantomatique cérusé et l’exaltation fauviste. Anna Boberg y figure en pied avec son équipement pour peindre sur le motif dans ces conditions polaires !

Regroupée par peintres, la présentation dresse une arche chronologiquement cohérente qui va des Scandinaves avec en point d’orgue le plus connu Edvard Munch [salle 6] pour s’achever par les Canadiens. Les premiers (six sur les huit) ont séjourné à Paris, Berlin, Munich… et côtoyé les œuvres et les acteurs de leurs foisonnants courants artistiques. De retour au pays, ils ambitionnent de développer un art singulier, quelquefois préoccupés par l’identité nationale fortement présente à l’époque (séparation des royaumes de Suède et de Norvège en 1905, indépendance de la Finlande en 1917…).
Un âge d’or s’ouvre, il aboutira à la grande exposition « Contemporary Scandinavian Art » à Buffalo (USA) en 1913. Leurs toiles inspireront leurs collègues canadiens qui la visitent et dont l’environnement (principalement l’Ontario) a des caractéristiques voisines conduisant à la création en 1920 du Groupe des Sept (The Group of Seven).

Constituée majoritairement de conifères, la forêt boréale (aussi connu sous le nom de toundra ou taïga) est parcourue par un vaste réseau lacustre.
Le grand fusain d’Ivan Chichkine (Wind Fallen Trees, 1888) dévoile le chaos de cette forêt primaire, la plus grande de la planète, et s’immisce dans sa mystérieuse profondeur.
Ses collègues privilégient des futaies moins denses et leurs arbres cisaillent la toile d’une cinglante présence suscitant la vibration de l’air pur mais glacial. Les troncs souvent à contre-jour comme les barreaux d’une cage – avec parfois l’inquiétante gesticulation des branches évoquant Caspar David Friedrich – aiguisent l’irruption saisissante ou discrètement mordorée de la lumière anoblissant le territoire en épiphanie. Les habitants sont rares sinon à l’état de trace : une échelle, la lumière à une fenêtre, des pas dans la neige…

Akseli Gallen-Kallela s’attarde sur la profondeur du temps : ces couches de neige accumulées (The Lair of the Lynx (Lokulan), 1908). Par le blanc, il suggère la fusion entre l’air et l’eau – neige ou glace –, la verticalité terre ciel avec des arbres qui sortent du cadre en haut comme en bas. Il métamorphose sa cascade en matière symphonique dont le motif, l’explosion liquide, affronte la luxuriante polyphonie des roches ; le cadre Jugendstil et les quatre cordes dorées attendrissent la rudesse du paysage et le froid que projettent les éclaboussures (Mäntykoski Waterfall, 1892-94). Ses vues aériennes sont plus apaisées et souvent ivres de soleil (Lanscape by Ruovesi, 1898).
Comme la Vue depuis Pyynikki Ridge (1900) d’Helmi Biese dont le geste sait transmettre les fougueuses tourmentes à la pâte picturale quand le blizzard se lève : une violence aussi intense qu’obstinée qui accable branches et roches (Coastal Landscape, 1904).

Les influences sont sensibles.
Le pointillisme donne une densité obsédante aux tempêtes de neige d’Anna Boberg qui étouffent l’horizon en contraste avec l’avant-plan liquide traité en larges lignes horizontales (Mountains. Study from North Norway). Quand l’été met à nu le territoire, elle burine en une composition quasi abstraite la gigantesque broyeuse de roches et de glace où l’homme n’a pas sa place (Glacial Lake). Elle s’autorise aussi le spectaculaire des aurores boréales (deux toiles avec une troisième du Canadien Tom Thomson).

Harald Sohlberg accroche la lumière avec un élément toujours mis à distance : maison, horizon au crépuscule, cimes enneigées… Elle apparaît comme une conquête sur la nuit boréale et quelquefois s’immisce rasante jusqu’à l’avant-plan.
Alors qu’Hilma af Klint dont Sunrise (1907) évoque Turner, en saisit la lointaine et ténébreuse incandescence (Serenity of the Evening, 1907).
Chez Gustaf Fjæstad, le pointillisme sculpte la luminosité des amas de neige, il sacrifie les cimes au détriment des étendues gelées : le peintre comme le promeneur regarde où il met les pieds ! Sans négliger la poésie des rides liquides suscitées par la caresse du vent (Winter Evening by a River, 1907).

Prince Eugen (qui appartient à la famille régnante suédoise) montre un pays plus luxuriant, presque hédoniste. Il en capte cependant la dimension transcendantale avec ses arbres qui sortent du cadre, ses vues d’oiseaux plantant l’ampleur du territoire (Orlängen Lake, Balingsta, 1891).

L’humanité industrieuse, condamnée au ralenti en hiver, brutale en été, hante les toiles d’Edvard Munch : ces saignées de bûcherons avec les arbres abattus rendues par de larges aplats rageux aux couleurs sourdes (The Yellow Log, 1912). Ailleurs ses enfants semblent en admiration touristique… (Children in the Forest, 1901-02)

En Colombie-Britannique, Emily Carr privilégie la perception glacée d’un environnement rude, sombre, peu accueillant (In the Forest, 1935). Elle le malmène de frissons, de distorsions ou amplifie la tension abstraite : le jeu ambigu entre le couvert et le découvert installe un espace en occlusion malgré la vivacité du chromatisme et l’énergie du mouvement (Abstract Tree Forms, 1931-32).

Lawren S. Harris est plus enjoué et délivre la quintessence du paysage mis en spectacle, surrection contre nuées, affrontement terre lumière : les images du « chaosmos* » mis en compréhension par l’articulation des volumes (Lac Superior, 1923). Certains rapprochent son travail du Danois Munch, mais il est plus acéré dans le jeu des ombres et du soleil sur les matières (Beaver Pond, 1921). Dans ses petits formats, il infuse une patte et une chaleur fauviste à ces confins arctiques (Montreal River, 1920 ou Mitchell Lake, 1918-21).
Il partage cette flamboyante netteté avec J. E. H. MacDonald – plus nerveux et plus attentif à l’échelonnement des plans (A Lakeshore, Algoma, 1921) – et Tom Thomson dont la flamboyante ivresse est réprimée par les silhouettes spectrales des arbres (Fire-Swept Hills, 1915).
Les tons sont séduisants, certains proches de la marqueterie (Tom Thomson : Tamaracks, 1915) et, en dépit de leur petite taille (21,5 x 26,5 cm en général), leurs toiles déploient une exubérance non dénuée de mysticisme. Elles sont présentées à fleur du bois dans les colonnes en planches cérusées dressées dans la dernière salle [9] : une scénographie épurant cet univers arctique, métaphore fantomatique des vers de Baudelaire (Correspondances).
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
[…]
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

* selon le mot d’Asger Jorn (1953)

Boreal Dreams

Quelques peintures le montrent (Munch) et déjà en 1930, Emily Carr se plaint du déboisement radical pratiqué par l’industrie forestière. Mais toutes ces œuvres préservent le souvenir de sites iridescents et envoûtants dont la magnificence est perceptible même quand le froid les sédimente. Peut-être est-ce un des destins du musée : préserver les images (les traces, les artefacts ?) d’une nature épargnée par les activités humaines, celle d’avant les catastrophes…

Boreal Dreams de Jakob Kudsk Steensen commandé par la Fondation pour cette exposition s’empare de cette problématique et tente de visualiser l’impact du réchauffement climatique sur les forêts boréales : une vidéo visible depuis les baies sud sur un grand écran LED (avec le son en libre accès wifi par QRC).
La bonne volonté est indiscutable et les images séduisantes (assez répétitives cependant), mais l’ambition n’est compréhensible qu’à la lecture du livret de visite (gratuit). Et pour prendre pleinement la mesure du projet, il est nécessaire de se plonger dans le catalogue ou d’aller sur le site web

Installée dans le parc (côté entrée du musée), la projection est librement accessible aux heures d’ouverture de la Fondation.

regard sur le regard

Robert Cahen De la trame au drame
de Jean-Paul Fargier

#LIVRE
chez Médiapop Éditions, janvier 2025, (175 p., 17 €)

Arabia Felix © Robert Cahen 2023

Critique depuis 1968 aussi bien aux Cahiers du cinéma ou Art Press qu’au Monde ou à Libération, l’auteur Jean-Paul Fargier, particulièrement attentif au cinéma militant et expérimental, a souvent écrit sur le travail de Robert Cahen.
S’il avait déjà réuni ses chroniques et ses réflexions sur d’autres pionniers de la vidéo notamment Nam June Paik (1989), Bill Viola (2014), il ne l’avait pas fait pour le vidéaste mulhousien et il tenait à compléter son travail d’historien. C’est chose faite avec ce « journal de voyage » allant de 1973 (L’invitation au voyage) à 2023 (Arabia Felix).

L’auteur fait le choix de conserver ses textes tels quels – et quelques coups de griffe égratignent ici ou là –, cependant il a revisionné tous les films et rédigé à chaque fois une introduction qui contextualise la chronique (ou l’interview) et quelquefois la nuance. Cette démarche d’une grande sincérité préserve la fraîcheur et la saveur d’une autre époque : une ère bien plus liée au matériel (hardware) avec souvent la description des drôles de machines (les « joujous ») et aussi le plaisir de la découverte ou l’étonnement devant certaines réalisations.
Le récit de ces (presque) origines est émouvant – on parlait de bandes – et fait vivre ce milieu dont les membres finalement peu nombreux se croisent, collaborent, se perdent de vue puis se retrouvent notamment lors de festivals où d’autres perspectives s’inventent quelquefois. Comme Robert, une partie vient de la musique, entre autres Nam June Paik (1932–2006) considéré comme l’inventeur de l’art vidéo (à Wuppertal en 1963 « au sein du mouvement Fluxus »).

Les œuvres (mais toutes n’y figurent pas) servent un fil conducteur chronologique où par petites touches d’hier ou d’aujourd’hui, il révèle un artiste appartenant à une génération qui savait prendre le temps et pour laquelle l’exigence avait un sens. À plusieurs reprises, il le qualifie de Maître ès ralentis (ils ne sont jamais gratuits, il insiste à chaque fois) qui recourt aux effets pour trouver « la forme fine qui sied à son sujet ». Le parfum de nouveauté est d’autant plus éloquent qu’il remet l’histoire dans l’ordre : ces dernières années, les logiciels (software) ont pris la main et assurent facilement et spectaculairement des effets comparables voire plus complexes qu’à cette époque de défricheurs.
Visiblement il a une tendresse particulière pour les pièces où le cinéaste s’assure au son de la complicité de grands anciens (Bach pour Sanaa) ou contemporains : Messiaen (Dernier Adieu), Boulez (Répons & Le Maître du Temps) ou Michel Chion, son ami depuis le GRM*.

En cinquante ans de carrière, Robert Cahen a beaucoup voyagé avec sa caméra, sur les cinq continents, mais aussi dans les genres, souvent en proximité d’autres artistes (danseurs, musiciens…) et il serait dommage de le réduire à ses ralentis. Certes ils permettent de diffracter le temps, de faire palpiter les « Flux et reflux du monde », mais, tentant de « découvrir du sens derrière du caché », il cultive ce goût pour le regard caméra, qui se métamorphose en beau regard public (normalement proscrit par le cinéma officiel), celui des rencontres furtives avec les « Fantômes d’une existence entr’aperçue. Embryons de fiction restée en devenir. » Il imprime dans nos regards ce « figuratif défiguré », ce temps qui dure longtemps – une aspiration à (re)trouver l’éternité ? –, mais aussi s’effiloche en destin furtif, non résolu (encore une transgression des règles de la fiction dominante) comme finalement la vie… avant sa chute imperceptible dans l’absence.

En cours d’ouvrage, Jean-Paul Fargier s’interroge : Où va la vidéo ? Dans tous les sens. Mais lequel est le bon ? Avec ce livre d’amitié, il montre que Robert Cahen ouvre un chemin : exigeant et attentif au souffle du monde !

Si la lecture du livre donne envie de (re)voir les films de l’artiste, Entrevoir, un DVD édité chez RE-VOIR regroupe 14 vidéos de 1973 à 2021.
* Groupe de Recherches Musicales au sein de l’ORTF, puis de l’INA

être improbable

Polywere de Catherine Monin

#THÉÂTRE
représentation du samedi 18 janvier à l’Espace 110 (Illzach)
en tournée : Salle Europe (Colmar) le 30.01, TAPS (Strasbourg) du 5 au 7.02, Théâtre Le Colombier (Bagnolet) du 26 au 28.03

Polywere © Compagnie Oblique
© Compagnie Oblique  

L’Espace 110 entame l’année 2025 avec une réflexion sur « Nos empreintes terrestres », proposition ô combien nécessaire (et prémonitoire ?).
En début de cycle, le spectacle Polywere met à jour un premier artefact. Suivront deux week-ends d’ateliers ponctués par Des larmes d’eau douces et 1972 (respectivement les 24 et 31 janvier).

Issu de la nuit à laquelle il retournera, Hugues De La Salle incarne un Emmanuel, grand échalas adolescent, fort convaincant. Il nous raconte d’abord ce souvenir d’enfance, ce traumatisme de chasse qui fait basculer son destin. Si au début, le gamin est plutôt enthousiaste par cette complicité sauvage avec les adultes (mâles !), le sang, la mort, l’objet cadavre amènent la prise en conscience de ces êtres qui sont tués, se mangent entre eux et surtout la nature du plus vorace de tous : l’homme. Ce bouleversement suscite une empathie si fascinée et intense avec les victimes qu’il se glisse dans leur peau – de la thérianthropie comme l’explique la psychiatre (Cécile Arthus) à ses parents (Stéphanie Schwartzbrod & Philippe Lardaud). Ceux-ci complètent le fil narratif de cette métamorphose qui contrarie leur envie de normalité, livrant finalement leur fils à la psychiatrie seule habilitée à circonscrire le périmètre de l’irrationnel.
S’évadant de l’hôpital pour échapper autant à l’enfermement matériel qu’à la camisole chimique destinée à l’intégrer, Emmanuel se réfugie en forêt et rencontre ses « congénères ».

Le dispositif scénique, épuré et envoûtant, accompagne cette quête initiatique : un cylindre piédestal (au début) dont la géométrie se fragmente en éléments praticables, des fumées rasantes évoquant l’humus palpitant des sous-bois, des halos suggérant ces saignées de soleil entre les frondaisons, de sveltes fûts en contrejour zébrant le fond…
Le texte de Catherine Monin sait trouver le rythme haletant (toujours bien tenu par le comédien), la matière vocale de cette créature transmuée, mais aussi glisser quelques formules pertinentes et inventer de belles métaphores poétiques.

Sans naïveté, Polywere institue une parenthèse à notre condition aliénée avec l’hédonisme d’un Waldweben (mais sans le triomphalisme wagnérien) grâce à ses mots, ses images et nous permet d’accéder au bruissement de cette autre nuit… une ouverture plus qu’un destin : J’arrive pas à suivre les flèches alors qu’il n’y a pas de sens…

avec Hugues De La Salle, Stéphanie Schwartzbrod, Philippe Lardaud, Cécile Arthus
texte Catherine Monin
mise en scène Cécile Arthus
scénographie Laurence Villerot
lumières Maëlle Payonne
sons Antoine Reibre
production et contact compagnie Oblique

en quête du paradis perdu

Goliath, Germaine et moi
de Gwladys Morinière (2024)

#CINÉMA
documentaire tourné entre 2005 & 2023, sorti en salle en octobre 2024 (France, 90 min)
=> dates des projections en présence de la réalisatrice

Germaine & la réalisatrice (à droite) © rue 89

Après une vie de commerçante prospère et le décès de son mari, Germaine entame une retraite engagée et militante. La réalisatrice la rencontre lors d’une « Caravane pour la Palestine » en 2005 et la filme pour la première fois : elle a 76 ans.
Elle la retrouve quelques années plus tard dans les manifestations contre le Grand Contournement Ouest de Strasbourg et décide de nouer leur amitié en lui consacrant un documentaire. Hasard de l’Histoire, les Gilets Jaunes, une pandémie et le confinement s’invitent comme nouveaux terreaux de luttes. De répression et de doutes aussi…

Des images édéniques ouvrent le film : un faon s’invite au pique-nique de la famille. Germaine le biberonne, ses enfants le caressent. La patine du Super 8 renforce l’aspect bucolique de Kœnigshoffen, ce quartier de Strasbourg verdoyant dans les années-cinquante aujourd’hui bétonné.
Entretemps elle s’est retirée plus loin, à Kolbsheim. Là aussi la forêt voisine doit être rasée au profit du GCO : un serpent de mer vieux de plus de trente ans qui se concrétise en pleine crise climatique. Les opposants regroupés en collectif organisent la résistance et multiplient les recours. Germaine participe aux manifestations sur place, à Strasbourg, aux célébrations festives et cultuelles (enterrement symbolique d’un arbre), aux réunions, aux rassemblements devant le tribunal… et à la dénonciation des services de l’État en délicatesse avec le droit et l’exemplarité.
Le 10 septembre 2018, pour ouvrir la voie aux tronçonneuses et aux bulldozers de Vinci, la police intervient. La nonagénaire est gazée sans ménagement tout comme les élus (les députés José Bové & Martine Wonner, le maire de Kolbsheim Dany Karcher). Des photos en stock-shot montrent l’intervention et en atténuent la brutalité…

Avec le mouvement des Gilets Jaunes, puis l’opposition aux contraintes liées à la pandémie, une agrégation des manifestations s’opère à défaut d’une convergence des luttes.
Germaine est omniprésente, s’incarne en passionaria entourée avec respect et enthousiasme. Son verbe est haut, sa cour est pressante et admirative. Elle est une figure fédératrice, un personnage inspirant plutôt qu’un tribun. Cependant face à la maréchaussée surarmée, elle dénonce « les requins de la finance » comme la « destruction de notre belle nature ». En face les expressions sont gênées : l’âge de l’égérie sans doute, peut-être aussi de sentir qu’ils sont le bras armé d’une société fatiguée et fracturée qui tente de préserver ses lambeaux en imposant un « Absurdistan autoritaire » (Die Zeit, 12.11.2020).

Assise dans son séjour, l’œil malicieux, elle montre et lit les slogans griffonnés sur les enveloppes de ses courriers, commente la politique, le népotisme, le « théâtre » du pouvoir, invoque la profondeur dans le temps des luttes : les petits commerces de sa jeunesse sinistrés par une administration tatillonne et favorable aux supermarchés. Elle accueille aussi des réunions et plaisante sur les risques judiciaires !

En écho, des animations – blanc sur fond noir – rythment le film et la voix de la réalisatrice suggère les enjeux, articule le passage du temps et des luttes. Le personnage métaphorique de Goliath lui permet d’installer une entité qui incarne aussi bien Vinci qu’un système protéiforme qui profite des working poor, des mesures sanitaires et parvient à prolonger ce temps de tous les possibles (à son bénéfice) grâce à la puissance publique.

Le glissement de la septuagénaire rayonnante de vitalité dansant avec les Gazaouies en 2005 vers la vieille dame recroquevillée dans un fauteuil roulant poussé par son amie Malika illustre la marche du destin et esquisse une métaphore.
Le corps comme le militantisme atteignent leurs limites…
Vers la fin, la réalisatrice se filme jardinant dans sa ferme vosgienne acquise depuis peu : sans doute qu’elle aussi pourra recueillir un faon égaré, mais Le cri de détresse d’un seul gouverné ne vient pas à bout du tambour (Ahmadou Kourouma / En attendant le vote des bêtes sauvages, 1998).

images, son Gwladys Morinière, Laurent Marboeuf, Hervé Roesch
montage Gwladys Morinière, Agata Bielecka, Andrea Pica
production & diffusion (avec les dates de projection) L’Humaine prod
contact lhumaineprod@yahoo.com