illustration d’après Otto Dix, Saugling (Ursus, 1927).
Qui peut supporter le Miracle ?
Qui peut supporter de voir la liberté des autres ?
Göran Tunström (Arielle, 1991)
Un nouveau-né nu, son sexe visible sous les genoux relevés : un garçon.
Elle ajusta les pièces du plat de la main songeant qu’elle aussi, il y a plus de trente ans, avait mis au monde un garçon…
Le nourrisson évoquait un objet fané et ses membres blafards la mollesse de la saucisse blanche. Un être sans défense, livré sur un linge blanc dont la morne clarté occupait le centre du puzzle. La représentation d’un réalisme torturé lui rappelait Ursus, le fils du peintre Otto Dix. Son corps replié était tenu par deux mains défiantes. Ses yeux fermés, son visage chiffonné, ses tout petits poings serrés affichaient une farouche résolution à ne pas affronter le monde, à repousser cette obligation de bannir sa vulnérabilité : ne surtout pas être fragile ou le cacher tout au fond, enfouir le cri primal, ce cri de détresse qui, à peine poussé, devait être ravalé dans le silence et la soumission. Ou être converti en rires : conjurer l’horreur par l’humour, le détachement. Être content de son sort, de toute façon.
Le bout de ses doigts fouilla les pièces restantes : pas d’autre chair pâle en vue. Il n’y en aurait pas d’autre, pas de second bébé.
Son regard glissa de l’enfant vers la silhouette d’homme un peu à l’écart. Debout dans l’encadrement d’une fenêtre, il tournait le dos au bambin. Le papa ? Sans doute. C’est pour cela qu’il n’avait pas de visage ? À cause du doute ?
L’une ou l’autre fois, la demande avait jailli : je veux te faire un enfant. Un enfant de toi ! Elle avait toujours récusé cette pulsion génésique. Avec un rire. Se détacher du réel, le dire. Le sexe, c’est à distance, le corps s’échauffe dans le tactile et les sucs, exulte et se replie. Se rhabille. Pas d’engagement, ni sentiment, ni avenir. Les hommes… peu fiables et trop friables.
Pourtant il y a eu ce pauvre petit… Un loupé ? Une soudaine bouffée d’amour ? Une collusion des deux à un moment. Une tentation atavique avait échappé à son indocilité circonspecte : un besoin soudain et dense – aimer et être aimée –, mais l’arrimer aux gènes. Une envie brusque et déraisonnée de s’ancrer dans l’organique ! Les sentiments, il ne fallait pas s’y fier…
Pour effacer le souvenir de ces tourments, de ce deuil prématuré aussi, sa main dispersa les pièces. Désormais leurs motifs se différenciaient peu : le vert touffu des plantes, l’ombre uniforme du fond. Des zones « d’essayage » où elle était plus attentive à la forme qu’à l’image.
Quelquefois son regard s’attardait sur le résultat, le tableau général quasiment achevé. Des détails lui apparaissaient que sa concentration sur la continuité des assemblages avait occulté. Ainsi, sur la gauche, dans la bibliothèque, beaucoup de livres d’art, des grands formats, et deux étagères de couvertures plus strictes : des essais, des ouvrages universitaires. Les titres étaient facilement lisibles. Elle attrapa la loupe.
Des titres familiers, il y a longtemps, certains avaient servi pour préparer sa thèse de doctorat, d’autres pour ses cours…
Elle n’y avait pas fait attention quand elle avait agencé ces pièces.
Plus bas, beaucoup de polars. Là aussi, elle se souvenait des titres… Les histoires, elle les oubliait, ne cherchait pas à les retenir : des moments intenses auxquels d’autres, tout aussi volatils, succéderaient.
Elle reposa la loupe. Ses mains recommencèrent à tester les emboîtements. Elle plaçait trois quatre pièces, puis s’arrêtait, regardait l’ensemble, poursuivait, observait à nouveau.
Par endroits, le décor affichait une peinture. Elles lui rappelaient celles achetées à des amis artistes quand elle était moins dans la dèche qu’eux. Et aussi des machins qu’elle avait fabriqués seule ou avec des copines, des cadeaux confectionnés par des amies aussi. Pas des boulots nobles ou académiques – huiles, gravures, sculptures –, pas non plus des ouvrages de dames : des machins composites.
Elle revendiquait ce mot : machin. Sa façon de ne pas prendre la vie au sérieux, de mettre à distance les idées noires par une activité ludique qui occupait les mains et l’esprit. S’en dégageait un parfum de kitch détourné, mais qui, forcément, restait dans le kitch, le sourire en cadeau. Sa prédilection pour le morbide et les insectes, les espaces amplifiés ou raccourcis, un réel qui trompe ou déroute, suggérait la mélodie dissonante des choses. Des propositions simples et nettes à première vue, mais ambiguës si on prenait la peine d’examiner le détail. Ses machins attrapaient l’œil et crépitaient allégrement dans l’esprit.
L’ensemble du puzzle s’affichait ombrageux, tourmenté par les éclaircies de saynètes juxtaposées comme sur les fresques narratives du Moyen-Âge où le spectateur voyageait autant dans le temps que dans l’espace. Un parfum antique qu’accentuaient l’ébauche de meubles anciens, l’omniprésence de cette imagerie nostalgique qu’elle s’appropriait, revisitait, changeait, jetait aussi occasionnellement. Une fois par an, elle s’astreignait à trier, ranger, évacuer pour endiguer l’accumulation et desserrer l’étouffement que les objets, les images installaient insidieusement entre ses murs. Si le décor s’allégeait un peu, des chromos semblables resurgissaient, se réagençaient avec les anciens.
Réagencer… la même vie finalement avec l’apparence du changement. Comme quand on repeignait un appartement avec une couleur plus gaie, sauf que la même vie grise y persistait inchangée contaminant peu à peu tout l’espace de ces nuances sourdes.
La fresque matérialisait jusqu’à ses manies, ses rituels. Pas de salle à manger, un unique canapé pour recevoir dans les règles une ou deux personnes, pas plus. Dans chaque chambre, une fenêtre unique, haute et étroite, distillait un éclairage parcimonieux, l’indice d’une clôture presque monastique qui filtrait ce qui pénétrait dans son intérieur, dans sa vie. Un espace qu’elle affichait instinctivement comme une tanière qu’il ne fallait pas envahir et dont elle s’excusait parfois d’un « je sais, je ne suis pas accueillante ».
À l’avant-plan, dans une saynète plus enluminée et enjouée que les autres, quatre femmes étaient alanguies sur un sofa et des coussins posés à même le parquet. Une débauche de champagne et d’autres gâteries dans un délire festif semblable à ceux qu’elle partageait occasionnellement avec quelques intimes. Un potlach sur deux ou trois jours avec des sorties en meute pour s’approvisionner ou dissiper les vapeurs d’alcool dans le parc voisin. Quelques heures à s’oublier entre filles avec des conversations sans queue ni tête et la musique pour s’étourdir, forcer la vie par l’énergie, cultiver l’illusion de refaire le monde, un monde qui ne serait qu’une joyeuse beuverie sans gueule de bois. Les déménagements, les mariages, les maternités avaient peu à peu éloigné ses amies et de rares retrouvailles à deux avaient remplacé ces bringues délurées.
Les plantes aussi proliféraient sur l’illustration. Comme dans son logement. Des compagnes de solitude dont elle dorlotait le joyeux foisonnement. Elle leur parlait, partageait avec elles ses instants les plus apaisants et mobilisait les copines pour en prendre soin les rares fois où elle s’absentait. Dans la composition, les feuilles d’une liane du diable manigançaient un hypnotique jeu d’ombres et de lumières. Elles colonisaient un pan de mur et une paroi de la bibliothèque, quelques pousses lorgnant vers les livres. Une haie dominait l’amphithéâtre comme si le cours se déroulait en plein air. Non loin, s’y adossait une bicyclette, son moyen de déplacement presque exclusif. Ailleurs, dans un rôle plus fonctionnel, la végétation servait de transition entre les scènes.
Elle inséra les dernières pièces, puis examina l’ensemble, s’éloignant, se rapprochant, scrutant un détail à la loupe.
Elle y découvrait le paysage de sa vie incroyablement précis par endroits.
Hormis le bébé, créature diaphane et centrale surgissant de la pénombre, les figures humaines restaient prisonnières de la gangue de leur environnement. Les visages étaient gris, ternes, d’un autre âge. Mais plus que le détail, ce qui frappait, c’était le mouvement général, comme l’ivresse d’un inexorable tournoiement. Une profusion qui rappelait les maîtres anciens par le luxe des détails, mais que l’ambiance éthérée d’un Fernand Khnopff diffractait vers une danse macabre. La ronde morne d’une galerie de fantômes.
Elle regarda à la loupe les visages, les corps. Aucun n’était parfaitement ressemblant. Beaucoup avaient sa silhouette, la prof derrière le pupitre de l’amphithéâtre ou cette jeune femme dans une décapotable. Cela pouvait être elle ou une autre. Une dame aux cheveux gris évoquait sa mère… Cette indistinction s’accordait avec l’évanescence des souvenirs et la redondance des personnages dans des situations si familières y épinglait son propre itinéraire de vie.
Cette idée la révolta. Des fantoches, des êtres interchangeables avec des destins de bouche-trous, de couteaux suisses, de pièces de rechange pour que la machinerie continue de tourner, tourner, impitoyablement tourner ! À des années-lumière du destin rayonnant, tonitruant que vendaient les mots et l’agitation collective. Le tableau suggérait qu’il se résumait à un simple tour de manège avec des flonflons ridicules, une déco kitchissime et des néons blafards et tremblotants. D’évidence il suffisait de baisser le commutateur pour que tout s’arrête. Dans le silence et l’indifférence.
Le puzzle achevé s’étalait maintenant sous ses yeux et exposait impitoyablement les Trois âges de la vie. De sa vie ! Et avec quelle précision…
Elle en fut effrayée.
Elle attrapa la boîte. Un cadeau de sa maman qui savait qu’elle aimait les puzzles et avait été très fière de sa trouvaille.
– Cinq mille pièces… Et c’est une nouvelle édition, sans photo ! Tu choisis sur dépliant celui qui te plaît.
Sur le carton ne figurait que ce titre : Scène de genre en habits d’automne n° 7. Elle se souvenait d’avoir plaisanté.
– Cinq mille pièces ? C’est un cadeau pour ma retraite. Quand je n’aurais plus rien d’autre à faire !
Finalement les choses avaient effectivement tourné ainsi. Sa mère était décédée depuis et elle avait pris sa retraite deux ans auparavant.
Les derniers temps, beaucoup de ses plantes avaient dépéri, laissant suffisamment de place pour étaler le puzzle. Ces circonstances accentuaient son angoisse. La vertigineuse imagerie de cette danse macabre à la fois l’attirait et l’épouvantait. Elle resta un moment tétanisée, en suspension au-dessus de la composition. L’évidence d’une machination avec la malédiction de ce destin tout tracé la submergeait.
Une intuition fulgurante prit forme. La machinerie évaluait chaque bambin selon ses origines, ses capacités, ses affinités et facilités, sa physiologie et bien sûr sa biologie et son ADN. Cette expertise déterminait le puzzle auquel chaque créature était assignée : une illustration spécifique qui comportait un nombre de pièces plus ou moins important, un motif plus ou moins complexe.
« Telle sera ta vie, tu n’y dérogeras pas ! Et tu ne le sauras même pas. »
Personne ne pouvait y changer quoi que ce soit et n’y songeait même pas. L’illusion était parfaite : chaque individu prélevait les pièces lentement, une à une au fil de son temps. Chacune prenait un sens, s’inscrivait dans la conscience comme le résultat de son libre arbitre et la suivante s’y emboîtait avec la même facilité comme une parfaite nouveauté suscitant la ferveur nécessaire pour chercher la suivante et encore, encore jusqu’au tableau final. Ce processus procurait un délicieux sentiment de liberté alors que tout était décidé d’avance : une mécanique intraitable mise en œuvre par la machinerie sans aucune échappatoire. Tout était pré-écrit, de façon absolument intangible.
Elle tendit la main vers le bambin. Il était devenu l’œil du cyclone qui engloutissait sa vie.
Sans le pénis, ça aurait pu être elle à sa naissance. Ou sa possible réincarnation dans le grand manège. C’est au tour de la pauvre petite… Le dernier vers de Pelléas et Mélisande [1].
Son index caressa la peau de papier glacé du bébé. Sous la pulpe de ses doigts, elle sentait à peine les lignes de césure entre les pièces, mais ses yeux voyaient la résille qui couvrait l’ensemble des scènes, enfermait tous les personnages derrière ses fils barbelés. Les menottes du bébé bien que sectionnées par la trame, cherchaient à ouvrir une brèche dans le grillage. Elle découvrit que c’était l’attention que prêtaient toutes ces femmes à la tentative du bambin, à sa frimousse contractée par l’effort qui les sédimentait dans leur manège immobile. Toutes guettaient l’instant où l’enfant leur ouvrirait la faille dans l’espace-temps qui leur permettrait d’échapper à cette prison. À cette malédiction.
Depuis que le magnétisme de la grille s’imposait au détriment de l’image, elle avait compris que le morcellement enfermait autant que les barreaux.
Ses doigts glissèrent sur le papier glacé en allers-retours lents et concentrés, puis ses ongles commencèrent à gratter l’image du nourrisson, s’acharnèrent. Une pièce du ventre se déboîta, d’autres suivirent. La main gauche s’invita dans la transe éparpillant les pièces. Une tension compulsive.
Les mains ! Occuper les mains pour occuper l’esprit.
Ses pauvres mains contre un monde qui ne serait qu’une fallacieuse beuverie, mais avec une belle gueule de bois au bout. Une monumentale gueule de bois.
[1] Maurice Maeterlinck, 1892