Illustration : James Ensor, Les masques et la mort, 1897 (huile sur toile 78,5 x 100, détail, Musée des Beaux-Arts de Liège via Wikipedia)
Un monde scintillant et glamour gavé de technologie – proliférante, censément magique. Un univers janiforme qui avance vers plus de civilisation ?
Murmos : 2011. Plus de dix ans après (été 2022) : Nacht und Cloud.
Entretemps beaucoup de gages (et de pouvoirs) ont été donnés à l’hégémonie 2.0…
Nacht und Cloud
on voit très peu d’hommes libres,
plutôt des esclaves et des argousins
et des esclaves qui se libèrent de leurs chaînes
pour devenir des argousins.
Claudio Magris (Temps courbe à Krems, 2019)
Nacht und Nebel
Nuit et Brouillard
les mots d’Alberich
celui du Rheingold
si intensément vorace d’or
qu’il en dépouille les entrailles
du Vater Rhein
de la Terre-mère
maudissant même l’Amour
pour assouvir sa rapacité
sa haine active le maléfice
celui de l’invisibilité
Nacht und Nebel, niemand gleich [1]
un vœu d’invisibilité
en destin d’invisibilisation
Nacht und Nebel
destination Auschwitz
Sobibór Treblinka…
leurs bûchers leurs fours
où les corps finissent
aussi légers que la cendre
destin spectral
de fantomatiques fantômes
mis à jour par le ghosting
le bûcher des réseaux
propre libéral absolu
une mort clinique
sans odeur
sans même un cri
une victime dépouillée
de son propre cadavre
dans les larmes de fond
du cybernéant
peu importe la cause
peu importe la raison
ni cause ni raison ne sont nécessaires
mais la sentence est sans appel
la peine sans rémission
grâce au sortilège de la technologie
et à la déraison des réseaux
bourreaux et victimes
fondus dans l’anonymat
de la virtualité globaliste
crucifiés si nécessaire
par la planétaire calomnie
intransigeante sanction
non pas de la fraude de la tricherie
mais du refus d’entrer dans le jeu
d’en récuser la factice euphorie
Nacht und Nebel
sur ces catacombes de la mémoire
ce trou noir dévorant
cet Auschwitz 2.0
où se pulvérisent
nos destins de chimères
voués à la nuit du néant digital
Nacht und Nebel
sur ce terreau du cauchemar
où prolifère la banalité du Mal
où l’avatar servile et consentant
est l’esclave et l’aliment d’une machinerie
silencieuse tentaculaire haineuse
où l’individu devenu machine
coupe les têtes
où même une indifférence
dense et hautaine
enfante une onde de mort
et cette douleur fantôme
qui déchire une vie amputée
comme ces membres fantômes
tétanisés de douleur
malgré leur absence
Nomen Nescio
le NN pour dissimuler
le crime et le criminel
un crime sans cadavre
un crime sans trace
perpétré sous l’emprise
d’un illusoire libre arbitre
convaincu d’être la tête pensante
d’un décret de la Bête pensante
trier juger déclasser
fervente prescription
d’une ludique férocité
qui s’ingénie à escamoter
sous un humanisme de pacotille
sa stratégie de liquidation
vers les oubliettes nécro-libérales [2]
Nacht und Nebel
sur cette médiocratie 2.0
où la modernité sous-traite
sa barbarie et délègue
son pouvoir de massacre
son droit de vie et de mort
délation et lynchage confondus
à l’ardeur du harcèlement
sa machine de guerre
son instrument de mort
à l’abîme du ghosting
son outil d’absolution
car il faut rincer les consciences
évacuer avec ce silence assassin
la réalité têtue du Mal banalisé
dans ce Nacht und Nebel
où l’anonymat du troll
est le sparring-partner
pour formater et aguerrir
les bourreaux du patriarcat
à ce jeu frénétique des mortels
qui éradique le Vivant
et les dernières lucioles [3]
âme et intelligence
consumés dans l’incandescence
de cette usine totalitaire de la haine
qui inscrit l’enfer dans l’éternité
dans l’éther cybernétique du rien
als Nacht und Nebel
vecteur mortifère de ces métastases
une technologie hégémonique
s’acharnant à rendre le sang
transparent comme les larmes
fracassant les cœurs
éparpillant les âmes
avec cette impitoyable distance clinique
qu’assènent les mots de la rationalité
gavée au besoin d’une farce compassionnelle [4]
et menant vers les abîmes de la folie
vers cette déraison hallucinée
des toiles de Bosch ou Brueghel
cet Alzheimer en fresques et en frasques
quatre siècles avant le diagnostic
un monde de fous furieux
élaboré par des aveugles
un exutoire universel de la haine
combiné en zones de cupidité
pognon pouvoir ego
dans cet ordre ou un autre
Nacht und Cloud
un monde de sang
un monde sans
sans humanité
sans partage
sans bienveillance
sans beauté
sans générosité
sans amour
sans sans sans sans sans
RIEN
Car notre normalité est devenue
une histoire de fantômes [5]
pulvérisée dans le nuage
été 2022
Il n’est pas d’usage d’annoter un texte littéraire. Les références relèvent plutôt du lecteur, des exégètes… Cependant notre monde est devenu si inhospitalier – en dépit d’intenses efforts de communication – qu’il me semble nécessaire de mentionner au moins quelques auteurs (parmi ceux ayant nourri ce texte) qui font un constat voisin, malheureusement et certains dès les années cinquante.
Hannah Arendt mérite d’être citée ici notamment son éclairant concept de banalité du Mal, lire surtout Eichmann à Jérusalem (1962) où elle écrit cette phrase aux perspectives terrifiantes (au-delà du nazisme) : la pratique de l’automystification […] était quasiment une condition morale de la survie (p. 1068, Quarto Gallimard).
[1] Richard Wagner : Das Rheingold, Dritte Szene [il est symptomatique que le test et premier usage du heaume magique soit de choisir l’invisibilité afin de martyriser impunément un congénère]
[2] aux yeux de Pasolini (Écrits corsaires, 1975, p. 198), La continuité entre le fascisme fasciste et le fascisme démocrate-chrétien est totale et absolue : l’épuration manquée, la continuité des codes, la violence policière, le mépris pour la Constitution.
[3] métaphore de Pasolini (ibid. p. 196), reprise entre-autre et approfondie par Didi-Hubermann (Survivance des lucioles, 2008)
[4] ce que Pasolini nomme « le nouveau fascisme [qui] touche ce qu’il y a de plus intime », nous pouvons aussi bien, en suivant la même pente analytique, le nommer « démocratie culturelle » : un désastre ou une barbarie non pas hyperviolents et obscurantistes, mais intelligents et immunitaires qui sature le monde d’images et de messages de tolérance et de paix.
Alain Brossat (De l’inconvénient d’être prophète dans un monde cynique et désenchanté, 2005, p. 62)
[5] cf. Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme (1956, p. 170) : Notre normalité est une histoire de fantômes…
Murmos
En ce temps-là, le monde pouvait aller encore plus vite.
Vivre à Murmos suscitait une exaltante épiphanie des sens. Certes la matérialité des choses, leur profane eucharistie, ne vous envahissait pas comme une éblouissante révélation. Chacun devait se satisfaire de leurs chimères : se frotter effectivement au réel, à la vie, présentait plus que jamais des risques considérables.
Rester cloîtré dans son cocon de virtualité permettait cependant de vivre toutes les sensations imaginables sans aucun inconvénient, si ce n’était de fulgurantes montées d’adrénaline. Dans l’éther cybernétique les distances étaient abolies et beaucoup de plaisirs se passaient d’intermédiaire matériel accédant directement au cerveau. La frontière entre la sensation physique de l’odeur, du toucher – caresse ou coup –, de la vitesse et son infusion directe dans les centres nerveux frisait l’imperceptible. S’instiller un orgasme neuronal tout en faisant l’amour avec un partenaire en chair et en os était une gâterie fort goûtée par les couples. Les sondages et les statistiques l’attestaient à l’envie.
La bulle était devenue la norme. Aussi fragile, aussi transparente…
Mais à Murmos, le bonheur était à portée de téguments !
Et de carte de crédit. Car le futur était un luxe. Un luxe dispendieux !
Murmos sanctifiait le narcissisme de ses citoyens en attisant une enivrante frénésie consumériste et ordonnançait un univers étouffé de marchandises imaginaires qui anticipait leurs plus infimes désirs. Cette célébration de l’insignifiance tissait un réseau fractal d’accrétion discrètement étayé par une bureaucratie omniprésente.
Ainsi Murmos prenait en otage le corps de ses citadins. Pour mieux s’emparer de leurs esprits, de leurs âmes.
Car Murmos était interactive. Interactive comme l’enfer.