ENTREVUES

©logo du Festival & visuel de la 34e édition pour le bandeau

#Belfort, Festival international du film
19 articles sur 19 films en compétition lors de huit éditions (2014 à 2019, 2022-23)

38e édition du 20 au 26 novembre 2023

Dans son éditorial, le président Gilles Lévy précise que l’évènement a « dû réduire sa voilure du fait de la conjoncture financière ». L’habitué retrouve cependant toutes les sections annexes (avant-premières, La Fabbrica, L’invité d’honneur, La Transversale, Cinéma & Histoire, Premières Épreuves, Les Petites Entrevues) et un échange avec les spectateurs clôture chaque projection.
La morosité et/ou frilosité semblent surtout affecter le public et le festival peine à retrouver l’effervescence d’avant la pandémie avec ces chaleureux coude à coude dans le hall et le bistrot. Dommage.

Suivre la compétition était limpide, toutes les projections se déroulaient dans la même salle, et chaque séance offrait un bel appariement entre le court et le long métrage avec des clins d’œil ou de subtils échos d’un film à l’autre.

En marqueur repéré cette année (7 courts & 7 longs vus sur 10 dans chaque catégorie) : l’importance accordée aux mots… ou leur absence. Comme si les réalisateurs hésitaient entre une impérieuse affirmation de sens avec un recours fréquent à la voix off (ou son alternative : leur dactylographie sur l’image) et le silence qu’ils imposent souvent à leurs personnages – se taire et ne pas ajouter du doute au doute…
Le symptôme d’un profond désarroi face au chaos en gésine ?

Dans le Grand Prix O dia que te conheci d’André Novais Oliveira, deux âmes errantes surnagent sur leur chaos intérieur (et aussi extérieur pour Zeca). Un film délicat, attentif aux êtres et aux choses, un film de bonne compagnie où la musique souvent pétillante incite à l’optimisme. Il est assez en cohérence avec la sélection qui s’inscrit dans un certain classicisme.
Peu de propositions sont réellement audacieuses, innovantes, en rupture, mais toutes prennent le temps, restent à distance de l’intensivité, de l’énergie obligées des films main stream.
Le festival se serait-il assagi ? Ou les auteurs…

Le palmarès de la 38e édition.

Maman déchire

d’Émilie Brisavoine (France, 2023)
=> Prix du public long métrage & Mention spéciale long métrage (Grand Prix Janine Bazin)

Maman déchire ©photogramme du film

Ne vous fiez pas à la bande-annonce du film, elle suggère une prise de tête autocentrée, limite chiante. S’il y a névrose, avec Émilie Brisavoine, elle est jubilatoire et visiblement, ce qui ne gâte rien, d’une grande sincérité. Après un film avec sa demi-sœur (Pauline s’arrache), la réalisatrice s’empare, et avec beaucoup de doigté, de ce qui semble le nœud de ses angoisses (amplifiées – révélées ? – après sa propre maternité) : sa mère. D’autant que celle-ci s’invite désormais en grand-mère gâteau…

Meaud est un personnage haut en couleur : envahissante (ou totalement absente), d’un autoritarisme fantasque avec des sentences à l’emporte-pièce quelquefois dignes d’Audiard comme quand elle évoque son passage – éclair – de secrétaire à l’hôpital, même si sa fille nous montre aussi des moments plus fragiles et désemparés (chez le dentiste).
En antagoniste, Émilie la réalisatrice n’est pas en reste. Si, dans les situations conflictuelles, elle peine à échapper à la subordination (inculquée ? instinctive ?), au montage, elle la commente sans pitié en voix off et avec beaucoup d’humour. Manifestement elle a hérité de sa mère la vivacité d’esprit comme le goût des formules impitoyables. Et drôles !
En arbitre, le petit frère, grand témoin au long cours aussi – la mémoire est trompeuse –, tempère, recadre gentiment et puisque la pandémie s’est invitée, ils peuvent, entre frère et sœur, prendre le temps de partager de longs skypes : la webcam en divan confiné.

Car la réalisatrice intègre des passages de ces conversations dans son film qui est aussi un joyeux et virtuose mélange d’images de registres très différents : les plans réalisés avec sa mère (sur un an), ces skypes, des extraits YouTube de vidéos didactiques (sur l’enfant intérieur, etc.), d’animation ad hoc et bien entendu des photos d’archives et les VHS de Grand-pa. Elle les utilise pour documenter l’itinéraire polymorphe de son autoanalyse, celui de sa mère, mais très souvent aussi pour désamorcer les crises, les prises de tête captées par sa caméra et éviter de choisir entre être la caution de la fiction de sa mère ou l’apocalypse.
L’intimité est également un espace politique. Voire galactique…

Émilie Brisavoine suggère que l’enfantement n’est qu’un épiphénomène de l’expansion cosmique et sa métaphore astrale innerve le film dont la fabrication est à la fois prise de conscience et catharsis. La maternité vue de l’espace lui ouvre la pensée magique nécessaire à cette pétillante résilience et pour nous concocter ce petit bijou aussi enlevé que les grands Woody Allen des années quatre-vingt. Et elle l’ombre de la même amertume : Personne ne sait aimer, car personne n’a été aimé.

documentaire 80 min
scénario Émilie Brisavoine ; photographie Émilie Brisavoine, Tom Harari ; son Émilie Brisavoine ; montage Karen Benainous ; musique Benoît Daniel ; production Nicolas Anthomé (Bathysphère)
contact : Bathysphere, Léa Baggi (production@bathysphere.fr)

An Evening Song (for Three Voices)

de Graham Swon (États-Unis, 2023)

An Evening Song ©photogramme du film

Iowa, 1939. Barbara Fowler, poétesse reconnue, et son mari Richard, auteur de romans de gare, se retirent dans une demeure isolée et prennent à leur service Martha une jeune femme défigurée du village voisin. Entre les trois se noue une relation complexe teintée de fascination réciproque.

Le réalisateur Graham Swon fait le choix de déployer son film selon des archétypes – le film en costumes (l’ambiance évoque les scènes intimes de Barry Lyndon), le mélodrame avec ce triangle amoureux (potentiellement le schéma classique de la soubrette engrossée et abandonnée) voire le fantastique (un loup-garou semble rôder dans les alentours)… – et il les pousse jusqu’à leurs extrémités. Ce trop, ce too much produisent un envoûtant méta récit qui transcende les genres.

Les trois voix des protagonistes et la musique (personnage à part entière) avec leurs lignes qui se superposent, s’enchevêtrent, se conjuguent avec des envolées en pizzicati comme celles d’un quatuor à cordes dessinent les relations complexes et polyédriques des personnages déroulant un grand fleuve narratif qui avance avec une subtile majesté. L’entrelacement des trois journaux intimes impose un univers intermédiaire entre le concret et le monde intérieur, introduit cette part d’irrationnel qui déborde en permanence sur le quotidien et tient à distance la matérialité des archétypes avec la non-résolution (on ne saura jamais pourquoi Martha est défigurée, que devient réellement Barbara, ce qu’il en est du loup-garou) et en cantonnant le drame à sa seule possibilité ou comme évènement accessoire (l’engagement de Richard sur le front en Europe).
La magie se prolonge dans les détails : ces ongles coquelicot de Barbara tellement trop qu’ils transcendent le kitsch, le visage de Martha qu’on n’aperçoit que fugacement (et du coup les cicatrices s’estompent au profit de la femme), le jeu sur les matières, les profondeurs de champ dans des cadres travaillées par une mystérieuse lumière.

Avec cette fascinante chorégraphie visuelle et littéraire, l’auteur donne une autre texture au récit, traverse le miroir des genres et évite le piège du tire-larmes. Ça peut se regarder comme un mélodrame, mais Graham Swon l’anoblit par la manière et la matière : La vie c’est le kitsch de la matière (E.M. Cioran) et la caméra, mécaniquement, ne sait faire que cela, filmer la peau des choses et des êtres.

fiction 86 min
avec Deragh Campbell, Hannah Gross, Peter Vack
scénario Graham Swon ; photographie Barton Cortright ; son Leibowitz Leibowitz ; montage Graham Swon ; décors Rae Swon ; production Graham Swon, Lio Sigerson, Jeremy Ungar, Mustafa Uzuner
contact : Nice Dissolve, Pierce Varous (pierce@nicedissolve.com)

37e édition du 20 au 27 novembre 2022

Retour à une vraie édition après la covid…
Pour mémoire : pas de projection publique en 2020, seulement un palmarès. Masques et contrôle des passes sanitaires en 2021.
Aucune restriction cette année, pourtant… il n’y a plus ce bruissement, cette effervescence dans le hall, ni ces queues au pied de l’escalier central. Seules quelques tables sont occupées dans le bistrot où il était difficile de trouver une place. Pas non plus de têtes connues, réalisateurs, techniciens, chargés de missions ou associatifs qui faisaient le déplacement souvent de Strasbourg. Même le spot des interviews est désert. À peine un échange de quelques minutes avec Dominique Marchais, Grand Prix 2017  (et invité pour La Fabbrica de Rabah Ameur-Zaïmeche), qui venait d’arriver alors que je partais…
Il y a bien une ou deux classes qui discutent dans le hall. Public captif… qui joue le jeu de la fête : échos sonores lors de la diffusion du teaser et applaudissements nourris en fin de projection !
Quelques salles bien remplies lors de ces dix séances, mais aucune n’était comble comme c’était souvent le cas avant la pandémie. No stress, but…
Cinema as usual now ?

Onze films de la compétition vus pendant ces trois jours (dont 3 courts & 6 docs).
À ceux détaillés plus bas, il conviendrait d’ajouter l’enthousiasme de Rafiki Fariala (un « produit » des Ateliers Varan) qui filme ses camarades d’université à Bangui, leurs conditions de vie et d’études déplorables ainsi que l’état de corruption à peu près généralisé. Le film est d’ailleurs censuré en République centrafricaine et le réalisateur a dû s’exiler. Également chanteur et musicien, il a écrit la musique de ce premier long métrage : Nous, étudiants. Il a même offert une de ses chansons interprétée a capella juste avant les échanges avec le public.

Le palmarès de la 37e édition.

Have You Seen This Woman?

de Dusan Zoric & Matija Gluscevic (Serbie, Croatie 2022)

La caméra avance au-dessus d’un très vaste chantier, toute une esplanade défoncée par d’énormes machines.
La vie est un chantier.
De l’autre côté, à l’étage, un homme à la fenêtre d’une HLM, il est journaliste. Dans l’appartement, il raconte la disparition inexplicable voilà un mois d’une femme dans sa salle de bains. Aucun indice, aucune trace de violence ni d’effraction, seule une petite fenêtre entrouverte. L’information semble tourner en boucle à la télévision. Une vieille dame regarde, scotchée, indifférente à cette quinquagénaire banale, alourdie par une hygiène de vie paresseuse, qui poursuit sa démonstration d’aspirateur à domicile. Avec opiniâtreté, comme s’il fallait nettoyer le chantier de la vie. Une vie banale, plutôt triste, où elle croise des chats, des chiens, des lapins en peluche rose. Un cadavre aussi.

Puis, plus discrètement qu’Alice, elle glisse De l’Autre côté du miroir vers d’autres rives, d’autres vies, d’autres univers : infirmière en pédiatrie néonatale, épouse glamour et maman comblée sur le tard, junkie, clocharde… Des vies rêvées, des vies tentées. Des vies ratées ? Car la traversée n’est pas anodine. La crasse, le sordide y est plus sensible, la violence et la misère aussi. Ou la frime, si factice… Draginja dont la moue dubitative atteste qu’elle acceptera tout ce qui lui arrive, oppose une densité qui porte le poids de toutes ses vies successives. Le moment venu, sa formidable énergie explose totalement désinhibée. Enfin ?

Draginja, c’est Ksenija Marinković, une phénoménale actrice de théâtre croate. Servie par une réalisation exigeante et virtuose, elle plonge – et le spectateur avec elle – dans ces arrière-salles de la capitale serbe, navigue entre l’étrangeté malsaine de David Lynch et la picaresque énergie d’Emir Kusturica. Entre illumination et désillusion.
Une odyssée baroque qui balaye les quotidiens : héroïque, trash, indifférent…
Pour choisir le plus supportable ?
Et trouver sa vie, la Vie ?

fiction, 79 min
avec Ksenija Marinković, Isidora Simijonović, Boris Isaković, Alex Elektra, Ivana Vuković, Vlasta Velisavljević, Goran Bogdan, Jasna Đuričić, Radoje Čupić
scénario Dušan Zorić & Matija Gluščević ; image Aleksa Radunović, Marko Kažić, Milica Drinić ; son Luka Gamulin ; musique Stipe Škokić – DJ JockDécorsIva Ilić, Milena Grošin ; montage Olga Košarić ; production Dinaridi films, Non-Aligned Films


On a eu la journée, bonsoir

de Narimane Mari (France 2022)

Une rumba jubilatoire lance le film qui se déploie comme un livre de poésie avec un bienheureux mélange de textes et d’images.

Les images se sont celles de l’artiste Michel Haas et que filme sa compagne Narimane Mari. Beaucoup de silhouettes, du papier trituré, mouillé, gorgé de peinture, des sculptures aussi comme des marionnettes : des plans larges. En contrechamp des visages : celui des regardeurs, des amis et de celui qui fabrique, Michel. Quelquefois le grain de la peau, l’expressive gravure des rides…
Les mots dits par les uns, les autres, ceux des chansons sont presque toujours écrits : des sous-titres mis en page, en compositions graphiques dans l’espace du cadre.
Narimane Mari assume les impératifs techniques, les met en scène au besoin, s’accordant à l’univers poétique du travail de Michel.
Les protagonistes questionnent beaucoup la durée, la relation, la distance…

Brusquement un mur en béton asphyxie la poésie d’un jeu d’ombre, d’un flou perché au dehors – un acrobate ? Comme prisonnier, un corps nu – Michel – se met à danser. Lentement. Il se rebelle dans le silence. Car Michel est la marionnette du destin : Michel va mourir…
Ce destin a été posé dès le début, mais il n’y a aucun dolorisme dans le film.
Sauf la brutalité du silence.
Les mots eux font vivre le regard sur les souvenirs. La Vie !
Et puis, à la fin… le ciel, flamboyant par fragments entre les frondaisons. La nature comme lien et comme passage/partage. Éternel…

essai documentaire, 61 min
avec Michel Haas
scénario Narimane Mari, Michel Haas ; image Narimane Mari, Nasser Medjkane, Antonin Boischot ; son Narimane Mari, Antoine Morin, Benjamin Laurent ; montage Narimane Mari ; production Centrale Électrique
Long-métrage en compétition


36e édition du 21 au 28 novembre 2021

La 36e édition s’est déroulée masquée dans les jauges habituelles avec un palmarès dont un prix du public.
Mais sans l’effervescence d’avant covid et le public étaient plutôt clairsemé entre les séances. Pas de journal du festival non plus.


La 35e édition prévue du 15 au 22 novembre 2020 a été annulée

En raison du confinement décrété le mercredi 28 octobre, Cinémas d’Aujourd’hui et la Mairie de Belfort ont été contraints d’annuler la 35e édition. Cependant le jury a donné un palmarès à cette édition 2020 : autant de prix déterminants pour la reconnaissance des jeunes cinéastes et qui pourront leur offrir un réel soutien financier.


34e édition du 18 au 25 novembre 2019

Kordelio Concentration Camp

de Sylvain l’Espérance, Yannis Karamitros, Jazra Khaleed (Grèce, 2019)
>> page dédiée : lien dans le titre


From tomorrow on, I will

d’Ivan Markovic, Lufeng Wu (Allemagne, Chine, Serbie, 2019)

Un marché entouré d’immeubles, placardé de grandes publicités immobilières. Un espace vaste, minéral, bruyant qui installe le temps comme une monotone partition dont les voix des bonimenteurs seraient les ornements. Passage de l’extérieur à l’intérieur, vers la pièce en sous-sol que Li partage avec un colocataire. La caméra n’en livrera que des fragments avec un cadre souvent tranché entre ombre et lumière où le corps passe de l’une à l’autre. Ils dorment à tour de rôle, s’y croisent, échangent quelques tuyaux avant de rejoindre leurs boulots respectifs ou se coucher. L’un des interlocuteurs est souvent hors champ, sur le départ, l’autre déjà allongé. Quand ils sont assis côte à côte, leurs mains industrieuses s’affairent à des choses quotidiennes, anodines. Même le lit impose sa division : chacun a son côté réservé qu’éclaire occasionnellement l’écran du portable. Li peine à y trouver une intimité et laisse son camarade disposer de son mi-temps pour y laver sa fatigue.
Li vient d’être embauché comme vigile dans un centre de congrès en voie d’achèvement. Les consignes sont strictes : il faut scrupuleusement fermer portes et fenêtres, éteindre la lumière. Mais impérativement vérifier que tout fonctionne. Lumière brutale des luminaires avant de rétablir la nuit. Le corps du vagabond assoupi doit être à sa place : dehors. Il faut préserver cet ordre construit immuable avec l’illusion que la vie s’y déploiera. Plus tard.
Le reste du temps, Li erre. La ville aussi est partagée par les vitres des portes, des façades, les feux tricolores qui scandent les circulations, semblent sommer le corps de choisir et rythment un espace insoluble. Les havres sont rares. Ce lit dans un appartement où l’agente immobilière l’a abandonné pour répondre au téléphone. Un banc dans un parc public. Le temps se dissout dans l’espace, les corps restent à distance, peinent à faire lien. La vie reste en suspension et, au final, absente. Il y a du Antonioni dans cette mise en scène de l’espace, celui d’Il deserto rosso dont les usines et leur environnement métallique seraient remplacés par des lieux commerciaux et le verre. Mais Li y est seul et le décor est inerte, obstiné à annihiler la vie. Et l’imaginaire…
Fiction documentaire ? Documentaire, car le film donne à voir la matière d’un immense pays qui tourne par l’addition de tâches minuscules et juxtaposés, mais impose un tel étirement du temps et de l’espace que la vie peine à advenir et… anéantit la possibilité de la fiction !

fiction documentaire, 60 min
avec Li Chuan, Wang Luying, Wei Ruguang
Scénario : Ivan Marković, Linfeng Wu, Tanja Šljivar ; images : Ivan Marković ; son : Sum-Sum Shen, Jochen Jezusek ; montage : ​Ivan Marković, Linfeng Wu, Gang Hengju ; production : Ivan Marković, Linfeng Wu, Fang Li, Nanslafu Films
Long-métrage en compétition


La Tigresse

de Fabrizio Paterniti Martello (Italie, 2019)

Un cadre presque carré, du noir et blanc surexposé par moments, pour suggérer la brûlure du soleil ? Le corps s’invite avec des mains. Des mains noires. Elles se frictionnent. Une façon d’exorciser l’attente ? Un rituel de purification ? Un rythme s’installe. La machine le reprend. Une chaîne d’embouteillage qui l’impose au corps, aux mains du servant. Noir aussi.
L’homme marche dans ce qui fait no man’s land en pays civilisé : parking, immeuble désaffecté, bretelle, béton… Son pas conjure le drame de la Tigresse et le ravive : il s’est joué lors d’une marche interminable, harassante. En off, sa voix raconte cette femme, son douloureux chemin d’exil, sa rageuse détermination à ne pas renoncer, surtout pas à la vie ! L’homme erre, hanté par ce récit qui éclabousse les rues désertes comme si l’humanité était restée au loin, avec la Tigresse.
Le corps s’invite à nouveau. Énergique, puis infiniment délicat. Une chorégraphie de pieds, deux noirs et deux blancs, bercée par la beauté de la musique classique, occidentale. Et de doux jeux de mains, puis les mains sur le ventre de la femme. Comme une promesse.
L’homme, seul à nouveau, condamné à son exil intérieur, au récit de la Tigresse. À ce livre au titre arraché, comme le cœur de cette femme. Nuit et silence…Pour l’éternité ?

documentaire, 14 min
avec Vincent De Paul
Scénario : Fabrizio Paterniti Martello, image & son : Fabrizio Paterniti Martello, décors : Claudia Librizzi, montage : Fabrizio Paterniti Martello, production : Fabrizio Paterniti Martello
Court-métrage en compétition


33e édition du 17 au 25 novembre 2018

Para la Guerra

de Francisco Marise (Espagne, Argentine, Portugal, Panama, 2018)

Des images satellites en noir et blanc, une musique militaire. Ça pourrait être le Vietnam mis en scène par Hollywood, c’est Cuba en 2017. Le 4/3 s’ouvre en 16/9 avec le bruissement de la jungle, puis le moteur d’un avion. De beaux plans entre ombre et lumière. Un dialogue avec le hors-champ qu’on occulte, celui où l’ennemi est à l’affût, omniprésent, invisible et silencieux. Et le mystère de cet homme pour le réalisateur, car Les armes requièrent de l’esprit comme les lettres (Cervantes). Alors ces gros plans d’une intense proximité pour sonder son visage de guerrier : Andrés Rodríguez Rodríguez dit Mandarria ou El Rayado, un vétéran des forces spéciales cubaine en Angola (1975-1977), au Nicaragua (1983-1987). Son bonheur, c’était le bruit et la fureur des combats avec le risque des trous dans la peau. Vivre vite. Et finir vite. Mais pour lui, la guerre n’est plus. Reste le simulacre : son corps sec et nerveux qui restitue inlassablement ses postures de gladiateur dans un coin de jungle. Une araignée pâle dans la luxuriance émeraude qui ravive le souvenir de cette folie rythmée par des cartons : les instructions du manuel des commandos castristes.
Au combat, c’est le silence qu’il redoutait plus que tout. À 61 ans, c’est le silence assourdissant de son destin désormais sans guerre qu’il tente de vaincre. Il téléphone pour retrouver des camarades perdus de vue. Ses appels tombent sur des homonymes inconnus, au mieux sur un parent du mercenaire défunt. Et puis il passe et repasse les vieilles VHS des parades, des démonstrations dans les stades où la propagande de Castro adoubait des guerriers de quinze ans. El Comandante aussi est mort : l’arc dont il était la flèche, l’astre à qui il avait fait vœu de violence.
Une fabrique de la solitude, sans maître, sans adversaire… Malgré tout préserver vivace cette énergie désormais sans cause. Par le corps. Un corps machine ? Abyssal.

documentaire (Pour la guerre), 65 min
avec Andrés Rodríguez Rodríguez
Images : Francisco Marise ; son : Patrick Ghislain, Álex F. Capilla, Luiz Lepchak ; production : Lolita Films et Amateur Cinéma
Long-métrage en compétition (première française)


Le Bœuf volé de Lantsky

d’Elene Naveriani et Thomas Reichlin (Suisse, Géorgie, 2018)

Le petit jour dans un village de Géorgie. Un long travelling en filme les rues, les murs. Les pierres auraient-elles la mémoire plus longue que les hommes ? En off, une voix féminine raconte l’histoire de Lantsky, un fait divers survenu en 1945 : sa disparition mystérieuse, le vol d’un bœuf propitiatoire suivi du meurtre d’un informateur soviétique. Le coupable a été arrêté, mais personne n’a revu Lantsky. Depuis, des voix plaintives hantent la forêt…
La caméra enquête, elle s’installe solidement face aux témoins. Âgés, des couples le plus souvent, ils l’affrontent, le regard droit dans l’objectif. Des plans fixes, comme des tableaux de genre qu’étaye le décor (meule, patates…), donnent à chaque parole un poids égal, ferme et définitif. Les langues se délient et s’emmêlent, se dérobent aussi. Les versions sont fragmentaires, contradictoires, les jugements sur les protagonistes tranchés et si le temps fragilise les souvenirs, il fortifie les certitudes. Et d’autres plans – larges pour laisser l’espace aux bribes du passé – sur les lieux du drame, mais ceux-ci restent muets si ce n’est les aboiements des chiens errants.
Entre fanfaronnade et gêne, une matière complexe se révèle et construit un début de légende. Il faudrait interroger la nuit : avec son bruissement animal, elle est sans doute la seule à savoir…

documentaire, 30 min
Images & son : Elene Naveriani & Thomas Reichlin, musique : Sophie Pagliai, production : Britta Rindelaub, Thomas Reichlin, Alva Films
Grand Prix Court métrage de la 33e édition


32e édition du 25 novembre au 3 décembre 2017

Arábia

de Affonso Uchôa et João Dumans (Brésil, 2017)

André serpente à vélo sur une route verdoyante : un long plan séquence d’ouverture où s’égrène le générique. Le film prendra son temps : celui de ces êtres en expectative. La caméra caresse leurs visages, saisit leurs mains ou leurs pieds, souvent dans la douceur d’un clair-obscur, capte leurs confidences comme leurs silences. Des parties de corps comme si ces êtres étaient fragmentés, éclatés.
Contrairement à l’usine d’aluminium, monumental organisme qui, jour et nuit, dégorge fumées, bruits et lumière, jusqu’à cette poussière que le doigt d’André cueille sur l’appui de la fenêtre qu’il ouvre chaque matin. L’usine qui domine ville et nature, s’impose comme un reproche à tous ces gens qui restent là juste à fumer une cigarette, musiquer quelquefois. Une usine ogre qui mange ses hommes même jeunes comme Cristiano tombé au front de la productivité. Marcia lui prodigue les premiers soins et envoie André, son neveu, chercher quelques vêtements. Sur la table, celui-ci trouve un cahier : le journal de sa vie que rédigeait Cristiano.
S’ouvre un récit en abîme (le titre est incrusté là) alternant rencontres et ellipses où temps et espace se creusent. Avec ces Frères Humains rencontrés sur des plantations, des chantiers, c’est la Vie qui se construit, palpite. Naissent aussi des opportunités de travail, car tous partagent cette nécessité de survivre.
Un « Meet movie » !
Ce sera Luizinho. Cascão, en prison après un vol pour échapper à sa cité. Puis Barreto, Renan. Plus tard Nato. Antônio Carlos avant l’amour trop bref avec Ana. À nouveau Cascão à Ouro Preto où vivent Márcia et André. Chaque épisode est rythmé par une balade en bande-son ou en live qui lui donne sa couleur, gaie ou mélancolique.
La lutte est omniprésente, mais sourde, innervant les conversations : l’épopée d’un proche dont le combat, la tâche ont englouti la vie. Une seule fois, Cristiano ira à l’affrontement, verbal, pour réclamer son salaire impayé depuis des mois. Son patron aussi se posera en victime, durement. Lui relaye la malédiction, celle d’un monde partiel où il y a du sable en quantité, mais pas de ciment pour construire comme dans l’anecdote de l’Arabe raconté par Nato qui donne son titre au film.

fiction, 96 min
avec Aristides de Sousa, Murilo Caliai, Glaucia Vandeveld, Renata Cabral, Renato Novaes, Wederson Neguinho, Adriano Araújo, Renan Rovida
Scénario : Affonso Uchôa, João Dumans ; image : Leonardo Feliciano ; son : Pedro Durães, Gustavo Fioravante ; musique : Francisco Cesar, Christopher Mack ; production : Thiago Macedo Correia, Vitor Graize pour Katasia Filmes and Vasto Mundo
Première française lors du festival, long-métrage en compétition
14º Indie Lisboa (Portugal) – International Competition – Special Jury Prize
4º Festival La Casa Cine Fest (Ecuador) – International Competition – Best Film


London Calling

de Raphaël Botiveau et Hélène Baillot (France, 2017)

©photogramme du film

Juin 1940. L’avance foudroyante des Allemands enferme des milliers de soldats alliés dans la poche de Dunkerque. Quelques Français errent sur ce front de mer chaotique cherchant un moyen d’atteindre l’Angleterre.
La tentation était séduisante : trois vrais migrants de la Jungle de Calais endossent ces rôles de Français bien de chez nous – Belmondo, Marielle et Périer dans Week-end à Zuydcoote (Verneuil, 1964) – et jouent une variation de ce thème.
La mise à distance est narquoise et assumée : c’est un film du Fresnoy, pas une superproduction. Des uniformes d’époque, mais des accessoires modernes. Une tente « Don Quichotte » remplace l’ambulance, un smartphone la radio.
Les migrants s’invitent en surimpression dans les images de débâcle : des écrans de smartphone glissant sur les champs de bataille au rythme d’une musique inspirée de Maurice Jarre. Les dialogues reprennent des répliques du film colorées par ces accents venus d’ailleurs et les communiqués annoncent la progression de la Wehrmacht comme l’imminente chute d’Alep. Eux préfèrent la musique, celle de chez eux : temps de suspension dans cette attente qui noue leur quotidien.
La scène du tri « Anglais à droite, Français à gauche » traverse le temps avec la brutalité du jugement dernier qui envoie vers le paradis ou l’enfer…

fiction, 14 min
avec Babak Inaloo, Moein Nonahal, Mohammad Ramin, Reza Rahiminejad Pakseresht, Ali Haghooi, Aurélien Ambach Albertini
Scénario : Hélène Baillot, Raphaël Botiveau ; image : Noé Bach ; son : Sébastien Cabour, Ali Haghooi ; musique : Paul Mottram, Paul Clarvis, Siavash Ghomayshi ; production : Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains
Court-métrage en compétition


31e édition du 26 novembre au 4 décembre 2016

The Illinois Parables

de Deborah Stratman (États-Unis, 2016)

Paysages, documents d’archives (photos, films, articles, rapports), reconstitutions, intertitres… Une sélection exigeante et graphique : des lignes découpent l’image en secteurs nets et anguleux comme pour affirmer la rigueur de la démonstration. Même les chiffres romains qui scandent le passage d’une allégorie à l’autre affirment ce choix esthétique souligné par les sonorités d’instruments qui égrènent le temps : horloge, cloches…
Une plongée dans l’histoire de l’Illinois, le 21e État de l’Union, depuis son passé amérindien vers 600 jusqu’à 1985.
Le temps, mais aussi l’espace avec ces montées vers de longs travellings aériens qui suggèrent le dialogue de la terre et du ciel. Une caméra qui se détache du sol pour mieux y ancrer son propos, suggérer le dialogue entre le matériel et le spirituel, l’affrontement du pouvoir qui s’approprie le premier – souvent dans le sang et les larmes – et des idéaux qui le contestent par les mots ou les actes.
Portées par des chœurs, ces vues aériennes qui ouvrent et referment le film, scandent le collectif, le religieux, l’élargissent du microcosme au macrocosme, de l’Illinois aux États-Unis.
Les croyances se succèdent : la sagesse chamanique, les créatures surnaturelles, les Mormons, les Icariens.
Régulièrement les éléments se déchaînent avec les tornades et les incendies donnant un avant-goût de la parousie. Un avertissement aux colons blancs qui monopolisent le pouvoir, qui ont imposé l’exode – ce chemin des larmes – aux Cherokees, défient la création avec les essais nucléaires, répriment la contestation des Black-Panthers ?
L’empathie avec les victimes naît des images d’arbres pétrifiés par la neige, des landes blanches et glacées que la lecture des rapports de l’époque (Tocqueville, Emerson) rend encore plus glaçantes. Puis de cette reconstitution du meurtre de Fred Hampton, militant politique afro-américain, mimée sur les minutes du procès.
Étrangement les abris antiatomiques ou les figures animales du Land-artiste Michael Heizer marquent le paysage comme les tumulus funéraires des premiers occupants.
Et si cette civilisation prônant l’expansion et la conquête restait engluée dans ses vieux démons ?

film documentaire, 60 min
avec C. Felton Jennings II, Anna Toborg, Joshua Frieman, José Oubrerie, Daniel Verdier, David Gatten
Scénario : Deborah Stratman ; image : Deborah Stratman ; son : Steve Badgett, Melinda Fries, Edgar Jorge, Jennifer Lange, Chris Salveter, Deborah Stratman, Jacob Ross ; production : Deborah Stratman (Pythagoras Film)
Première française lors du festival, long-métrage en compétition
Prix d’Aide à la distribution ciné+ de la 31e édition


La noche polar

de Florencia Romano (Argentine, 2016)

Un ciel bouché par des nuages flavescents, une musique proche du grincement : la nuit polaire, polaire pour les âmes.
Avec des cartes de tarots, on tente de conjurer l’angoisse de cette éclipse qui s’éternise. Mais elles ne font qu’épaissir le mystère, prolonger l’irrationnel qui sourd de ce temps tiré hors du temps par une nuit qui n’en finit pas.
Trois actes pour dresser l’intensité éclatée de ce « Sans soleil » qui focalise l’huis clos étouffant de toutes ces vies.
Pour Julian, c’est la bibliothèque. À pousser son chariot entre les rayonnages, à enregistrer les retraits et les retours des rares lecteurs, à simuler avec une lampe le jour absent pour sa plante verte qui agonise. Chez lui, un cagibi miné par un perpétuel bruit de douche, il peine à trouver le sommeil et retourne vers la rumeur des rues qu’il hante et ausculte de son pénétrant regard. Une collusion du quotidien qui se dilate jusqu’à la dimension astronomique.
Soudain un corps vivant surgit avec la répétition d’un solo du lac des cygnes, mais le téléphone le rappelle à l’ordre austère de son travail.
Des livres d’astronomie lui tombent sous les doigts, sous les yeux comme par sortilège. Une invitation à percer le mystère de ce temps qui s’étire et absorbe les êtres comme des sables mouvants. Commence une quête obsessionnelle.
Il décortique la mécanique astrale, tente d’en percer l’issue dans les livres, les mythes, les peintures, sur Internet, sous les logiques griffonnées par le crayon de Clara, dans la scansion d’un poème qu’ils partagent, dans les évolutions lascives de sa mère lors de sa fête d’anniversaire. Celle-ci danse et glisse d’un homme à un autre comme une planète qui changerait d’orbite avec la musique qui projette les invités en apesanteur : un autre temps pour quelques heures.
Avec son télescope, Julian traque la vie dans les immeubles alentours et ne découvre que la galaxie des voisins dont les fenêtres scellent un interchangeable huis clos.
Les échanges eux-mêmes finissent enterrés dans les répondeurs et livrent des individus esseulés et sidérés à la contemplation de ce ciel opaque.
Regards partagés. Regards qui, par-delà ce ciel, questionnent l’avenir…

fiction, 61 min
avec Martín Shanly, Inés Urdinez, Sol Busnelli, Gael Policano Rossi, Gonzalo Pastrana
Scénario : Florencia Romano, image : Fidel González Armatta, son : Nahuel López, production : Belén Bianco, Universidad del Cine Buenos Aires
Première française lors du festival, long-métrage en compétition


30e édition du 28 novembre au 6 décembre 2015.

John From

de João Nicolau (Portugal / France, 2015)

En ce début d’été, Rita traîne son ennui d’adolescente entre les bains de soleil sur son balcon, la musique de son baladeur, la lassitude vis-à-vis de son boy-friend et occasionnellement une fête bien alcoolisée. Elle partage avec sa copine Sara de petits secrets et de molles virées diurnes ou nocturnes. Sa seule activité sérieuse et suivie : les répétitions d’orgue au Centre Communautaire. Ce spleen ensoleillé est rompu par une exposition sur la Mélanésie qui la projette dans un monde luxuriant, multicolore et mystérieux. À sa fascination s’agrège bientôt le curateur qui n’est autre que ce nouveau voisin qu’elle avait déjà repéré.
Le réalisateur aurait pu métamorphoser Rita en ravageuse Lolita pour séduire ce quadragénaire père d’une petite Beatriz… mais elle avance avec une timidité adolescente : échanges maladroits et guet de balcon à balcon. La discrète approche se transmue peu à peu en appropriation de l’univers mélanésien qui contaminera tout le voisinage, gens et lieux. Comme si son amour créait le miracle d’un écrin à l’image de l’univers qu’elle veut partager avec Filipe.
João Nicolau compose de beaux plans graphiques articulant l’architecture en béton agrémentée d’éléments métalliques laqués de couleurs vives. Ces leitmotivs visuels scandent le rythme quotidien et l’aridité minérale du quartier où errent les corps des jeunes filles et d’un occasionnel larron.
Quand l’amour de Rita explose, la « forêt vierge » envahit le cadre avec son foisonnement végétal et moussu, la souplesse des lianes qui brisent la monotonie géométrique du début.
Cette musicalité de l’image est aussi portée par le son qui innerve le film. Les corps vivent dans le plan au rythme de la musique qui s’y invite. La répétition d’une scène sous un autre angle conforte l’ostinato du désœuvrement. Puis les chants traditionnels ouvrent le champ au rêve, au possible, éveillent la profusion visuelle, car tous les personnages adopteront un élément de parure traditionnelle.
La Lambada qui clôture le film chantera la rupture avec sa vie d’adolescente puisque c’était un point de désaccord avec Sara. Une façon d’ancrer aussi le couple dans un concret que l’image complète : une partie de badminton.

fiction, 98 min
avec Julia Palha, Clara Riedl, Filipe Vargas, Adriano Luz
Scénario : João Nicolau & Mariana Ricardo, image : Mario Castanheira, musique : João Lobo, production : O Som e A Fúria, Luis Urbano – Shellac Sud, Thomas Ordonneau
Première française lors du festival, long-métrage en compétition


Sac la mort

d’Emmanuel Parraud (France, 2015)

Île de la Réunion. Le sourire du pape François veille sur la case de Patrice. Regard narquois du Saint-Père ? Car Patrice entame une journée désastreuse !
Un copain vient lui annoncer la visite imminente des gendarmes. Quand il sort de chez lui, il est pris à partie par un voisin armé d’une machette. Ce dernier lui avoue dans une grande confusion qu’il a décapité son frère et lui demande pardon pour son crime. À la tombée de la nuit, les gendarmes l’embarquent pour reconnaître la tête de son frère. De retour chez lui, sa mère lui confie cérémonieusement, avec un couteau, la mission de laver l’honneur de la famille dans le sang. Le mot de sorcière invoqué à propos de sa toute jeune voisine achève de le déstabiliser. La tourmente ne le lâchera plus d’autant que ni sa famille, ni ses amis et voisins ne lui sont d’un grand secours. Sous prétexte de le réconforter, ils mangent et boivent à ses fragiles crochets l’assommant de conseils aussi impératifs que contradictoires.
D’emblée, Emmanuel Parraud prend le temps d’installer le rythme insulaire avec les corps accablés de chaleur et cette vie qui virevolte autant à l’intérieur qu’à l’extérieur des maisons avec ses familles disparates et recomposées où chacun est chez lui un peu partout et au fond nulle part. Une galerie de personnages défile, chacun incarne une façon de se débrouiller dans une économie fragile où même le désenvoûtement a un coût non négligeable. Le réalisateur filme avec tendresse les regards emprunts de silence comme les exubérantes conversations en créole qui ancrent le film dans le territoire et rendent plus vivace cette proximité avec l’irrationnel qui travaille la petite communauté.
Au fil des épreuves qui s’accumulent, les signes de cette présence animiste envahissent le quotidien comme un fatum. Pour reprendre sa destinée en main, Patrice devra se soumettre à ce souffle issu des profondeurs de la terre et d’ancestrales pratiques. À la fin, il retrouvera son sourire et l’orage qu’annonce le ciel purgera ce mauvais trip. Cependant, après ce film, le spectateur ne regardera plus un sachet plastique de la même manière !

fiction, 75 min
avec Patrique Planesse, Charles-Henri Lamonge, Nagibe Chader, Didier Ibao
Scénario : Emmanuel Parraud, image : Benjamin Echazaretta, production : A Vif Cinémas & Spectre productions
Première française lors du festival, long-métrage en compétition


Nueva Vida

de Kiro Russo (Argentine / Bolivie, 2015)

Buenos Aires.
Une femme à sa toilette. Un homme un peu désœuvré. Un couple finalement, ils partagent une pastèque sur un lit. Ils baignent leur nourrisson avec soin et tendresse.
L’homme est sorti, il regarde la ville, seul avec la musique.
Le couple à nouveau, au lit avec leur nourrisson, la femme se dérobe aux avances de son homme, elle veille leur enfant.
La femme allaite le bébé, relation fusionnelle tendue par le cri dénudé d’un tango, l’homme est absent.
Le nourrisson est seul sur le lit, devant la porte un chien gratte et aboie…
Un plan unique, un lent travelling avant pour chaque scène, le plus souvent vers cette fenêtre, la seule de l’appartement du couple. Fenêtre décadrée ouvrant sur l’intimité. Mouvement patient creusant la densité plutôt que l’indiscrétion. Une composition picturale à chaque fois : une scène évoquant Chardin, mais solaire et décharnée comme chez de Chirico. Ce rythme hypnotique, la succession des séquences installent une métaphore épurée de la vie : entre l’exigence du nourrisson et l’envol de la musique, entre obligation et plaisir. Et le désir irrépressible…

fiction, 16 min
avec Teo Guzman, Ana Colque, Warita Guzman
Scénario : Kiro Russo, image : Pablo Paniagua, production : Universidad del Cine, Socavon Cine
Première française lors du festival, court-métrage en compétition


Three Wheels

de Neang Kavich (Cambodge / France, 2015)

Au petit matin, Nath remonte les rues désertes de Phnom Penh avec son tuc-tuc vide. Lancinant retour vers sa lointaine banlieue où les fils électriques apparents ne semblent alimenter que la radio omniprésente et les machines à coudre des besogneuses. Son couple : un ballet à distance de deux âmes errantes où les moustiquaires ménagent une fragile intimité. La caméra de Kavich accompagne avec pudeur la juxtaposition de leurs deux rituels. Le cérémonial des bougies pour Nath, le service de l’autel domestique pour son épouse. Un modeste lien se tisse autour de la teinture des cheveux, lutte partagée contre les stigmates de l’âge, de leurs quarante années de vie commune.
En soirée, la ville pulse à nouveau, mais pas les affaires de Nath. Il maraude devant les boutiques de luxe quand une jeune cliente, apparition tourmentée, le replonge dans son passé. Elle ressemble à son amour de jeunesse avorté par la terreur des Khmers Rouges. Revivent les fascinantes lumières de la boîte de nuit où elle dansait et dont les flammes de ses bougies invoquent le souvenir.
Pour un ultime adieu, le couple se fossilise en costume d’apparat avant de s’ouvrir un autre destin. La femme résignée au quotidien que la vie lui a dévolu. Nath, éternel insatisfait, à poursuivre en tuc-tuc un avenir plus radieux…

fiction, 20 min
avec Pho Phanna, Chea Kimhut, Ly Danam
Scénario : Neang Kavich, image : Douglas Seok, production : Apsara Films, Marine Arrighi de Casanova – Vycky Films, Davy Chou
Première française lors du festival, court-métrage en compétition


29e édition du 22 au 29 novembre 2014

Court

de Chaitanya Tamhane (Inde, 2014)

Narayan Kamble fait sa classe, puis prend le bus avant d’emprunter quelques ruelles de la grouillante Mumbaï : on l’attend pour un concert, car il est aussi chanteur. Chanteur engagé. Il a juste fini sa première chanson que la police monte sur scène et l’arrête.
Un couloir un peu décrépi où des gens discutent. Deux hommes arrivent, demandent leur chemin, passent une porte. Ils entrent dans une salle de commissariat. Un policier enregistre une déclaration et leur demande d’attendre. Ce sont les avocats de Narayan. Quand c’est leur tour, ils apprennent que leur client est accusé du suicide d’un ouvrier. Une de ses chansons aurait motivé cet acte de désespoir…
Plus tard l’avocat déjeunera avec ses parents. La procureur ira au théâtre en famille. Le juge chantera des succès de Bollywood dans un club de vacances.
Durant tout le film, la vie quotidienne débordera ainsi de l’action proprement dite : le procès de Narayan Kamble. Ce dernier, passée la séquence d’ouverture, devient presque un personnage secondaire au bénéfice de son avocat, de la procureur, puis du juge. Pas de différence entre vie professionnelle et privée. Le karma non plus ne fait pas le tri. Les marges – déplacements à pied, sorties de voiture, derniers échanges de l’affaire qui précède – s’invitent en permanence. Le quotidien infuse dans le vif de l’action et inversement. Narayan n’est qu’une silhouette dans la foule face au juge. Beaucoup de plans larges où tous sont sur un pied d’égalité, peu d’ellipses, un montage serein et généreux. Chaitanya Tamhane s’efforce d’accueillir l’Inde entière dans ses cadres.
Pourtant sous la civilité des échanges – pas d’effet de manche des plaideurs : une exposition précise des faits – s’installe le pouvoir du juge qui dicte sa synthèse à l’issue de chaque audience. Et scelle le destin du prévenu ! L’absurdité de l’accusation est d’autant plus criante et la conviction que met la procureur (une femme si ordinaire…) dans ses plaidoiries à charge apparaît impitoyable.
Semble se jouer une partie à trois où le juge et le procureur s’accordent à préserver l’ordre, à épargner au monde le chaos. C’est Vishnou contre Shiva. Et le premier doit rester maître en tout. La fantaisie – et la liberté d’expression en est une – est trop risquée. Tout ce qui nous est montré exhume les nombreux dysfonctionnements de la société indienne. Narayan Kamble est un bouc émissaire parmi d’autre (une conférence de l’avocat le révèle). Son crime est d’appuyer là où ça fait mal, d’empêcher de balayer sous le tapis cette logique de chair à marché comme il y a la chair à canon.
L’institution est là pour maintenir le masque de l’ordre sur le chaos. Avec calme et détermination.

fiction, 116 min
avec Vira Sathidar, Vivek Gomber, Geetanjali Kulkarni, Pradeep Joshi, Usha Bane, Shirish Pawar
Scénario : Chaitanya Tamhane, image : Mrinal Desai,  musique : Sambhaji Bhagat, production : ZOO Entertainment
Première française lors du festival, long-métrage en compétition


Farda

de Iman Afsharian & Mahdi Pakdel (Iran, 2014)

Un peuple en transhumance. Dans des voitures pas trop fiables, sur le plateau arrière de camions, quelquefois en barque à moteur, à pied bien souvent. L’Iran semi-rurale de la périphérie de Téhéran avec des garages, des hangars livrés au vent. Il n’y a guère d’intérieur ou alors une cabane comme refuge pour la nuit. Comme si l’errance était préférable au confinement du foyer, du bureau et ouvrait à d’autres espaces plus riches, plus profonds, plus essentiels. Car la forêt est toute proche et vaste. Un univers panthéiste et envoûtant avec ses arbres séculaires, mais aussi ses loups, ses hyènes, ses rôdeurs et ses rangers.
Le film commence par un accident. Pendant cette séquence d’ouverture, le cadre se concentre sur une main ensanglantée et évitera d’identifier les personnages. S’installe ensuite une construction en abîme d’une belle subtilité. Le titre Demain fait écho aux mentions hier, aujourd’hui qui complètent une narration élaborée, mais limpide, jouant du passé et du présent, du réel et du souvenir quelquefois aussi tangible.
Une mère avec sa fille, un médecin diabétique, un bûcheron, le mari avec un ami et puis deux gangsters se croisent dans une géographie des êtres qui portent tous le poids du temps. Un temps qui passe, qui use, qui meurtrit. Un temps qui cultive les remords qui constamment s’incarnent et ravivent les blessures.
La jeune fille est photographe. Elle évoque ce miracle alchimique de l’argentique, cette magie de la révélation dans le noir du laboratoire, cette faculté de fixer les gens et les choses, d’arrêter le temps aussi. Des moments de bonheur, de légèreté, de beauté : cette nature où l’a emmenée sa mère. Et d’éternité : le médecin anesthésiste racontant qu’il offre à chaque fois son visage au regard du malade qu’il endort. Un partage et une possible dernière image…
Comme chez Kiarostami, les personnages se déplacent et se livrent, peinent à trouver une complicité, quêtent l’essentiel à travers l’ailleurs. Dans ces lieux interstitiels lève une tension existentielle comme chez Tarkovski et des apparitions s’incarnent comme dans le Septième sceau de Bergman.
Nos vies sont surtout autre chose que matérielles. Farda le montre avec conviction. Et le titre même est une invitation.

fiction, 86 min
avec Sadegh Safaie, Ali Dehkordi, Amir Reza Delavari, Majid Agha-Karimi, Soodeh Sharhi, Mohammad Reza Alimardani, Alireza Shojanoori, Setareh Eskandari…
Scénario : Iman Afsharian, Mahdi Pakdel ; image : Sina Kermanizadeh ; musique : Behzad Abdi ; production : Farabi Cinema Foundation
Première française lors du festival, long-métrage en compétition


#envie d’en parler, d’écrire…