Illustration : Guidamo / Nous roulons (2016, détail)
huile sur toile, 195 x 300 cm (collection privée)
Colmar, Musée Unterlinden du 10 juin au 29 octobre 2018
L’exposition Corpus Baselitz du Musée Unterlinden de Colmar se concentre sur les quatre années écoulées avec des travaux d’atelier et des œuvres issues de 19 collections particulières européennes dont beaucoup n’ont jamais été montrés.
Un choix radical et une prise de risque pour la commissaire Frédérique Goerig-Hergott : pour les quatre-vingts ans du peintre allemand, plusieurs musées ont programmé des rétrospectives notamment la Fondation Beyeler (21/01–29/04/2018) et le Kunstmuseum à Bâle (Travaux sur papier, 21/01–29/04/2018) pour ne citer que les plus proches.
Soixante-dix travaux sont accrochés sur les cimaises des deux étages de la nouvelle aile inaugurée fin 2015. Trois sculptures. Des dessins (encre de Chine, lavis, aquarelles) – dont sept séries – et des peintures à l’huile. La nef du comble accueille des (très) grands formats. Baselitz y est en pays de connaissance : son atelier a été édifié (en 2006) par Herzog et de Meuron, les architectes de l’extension des Unterlinden.
Portrait, autoportrait…
C’est le sujet récurrent de cette période. Rembrandt – sans doute le peintre qui s’est le plus auto portraituré – était fasciné par le travail du temps sur son visage. Il le prospectait sans relâche, transcrivant patiemment, obstinément la progression des rides, quelquefois avec un certain hédonisme, saisissant la beauté de ces jeux d’ombres et de lumière sur la chair ravinée par l’âge, magnifiant cette sculpture respirante qu’est une tête de vieil homme.
Chez Baselitz, l’approche est tout autre. Le visage est souvent hors-champ et c’est le corps qu’il interroge inlassablement. Cette mécanique qui se grippe, les atteintes à sa capacité d’arpenter le monde, la déliquescence de ce corps qu’idolâtre notre société quand il est sain et resplendissant.
Ses choix picturaux renforcent la densité de ce questionnement. Sa palette alterne l’oranger de la chair et cette transparence azuréenne avec des traces blanches comme le poudroiement d’une constellation. Cette couleur de l’éther conforte une assomption amplifiée par le retournement – sa marque de fabrique depuis 1969. Ces pieds obsessionnels (une série en 1963 déjà), comme si la source vitale était là, qui aspirent aux cieux. Car c’est à pied qu’on monte au paradis et la trace des marches figure en haut du tableau. À l’inverse du Nu descendant un escalier de Duchamp (il le fréquentait et salut sa décision d’arrêter la peinture !) dont il nous offre plusieurs variations. Renversées. Enfin la nudité, la sienne, celle de son épouse Elke qui abonde le versant portrait.
Ses hommes montent, ses aigles tombent [1]
« Les œuvres tardives sont porteuses d’un échec » déclare-t-il en citant Picasso, Dubuffet et Miro. « Je fais tout pour ne pas faire une œuvre tardive, pour ne pas montrer mes faiblesses. » Par contre il montre la débâcle de ces corps et revendique le hässlich, l’étendant à l’art germanique en général, qui renvoie aux danses macabres du Moyen-Âge avec ce tournoiement des vifs tourmentés par des squelettes, la faucheuse qui se moquent de l’apparat comme de l’intégrité physique.
En guise de conjuration, il porte vers le monumental ces corps tenaillés par la fatigue (dans le fouillis du bas-ventre, l’érection qui fit scandale en 1963 a disparu), la maladie avec ces panneaux gigantesques tel Dystopische Glocken, 2015 ou Ach herrje, ma tutto occupato, 2016 (400 x 600 cm).
« Je vais beaucoup à l’hôpital » dit-il… mais la guérison mène à la transfiguration et suggère l’extase de la Near Death Experience (Guidiamo, 2016). Car à côté des figures renversées, il en peint des horizontales, en apesanteur avec un fond liquide ou esquissant un voile : des corps flottants.
Ainsi l’octogénaire vivifie sa peinture par-delà les limites corporelles.
L’artiste était présent lors des jours d’ouverture, a arpenté les salles de sa démarche hésitante légèrement voûtée, ponctué ses prises de parole de positions tranchées et de sa gestuelle énergique. À l’observer, il y a comme une évidence : c’est forcément cet homme-là qui a tracé ces lignes pour évoquer le lit ou l’escalier, on devine le geste nerveux, expéditif, d’une négligence profondément voulue, car c’est le corps qui dicte sa loi.
La peinture de Baselitz interpelle une époque agnostique, cette société du spectacle où le corps rayonnant de l’athlète ou du mannequin s’érige en idéal que le passage des ans rend inaccessible.
« La société d’aujourd’hui se délite, plus rien ne peut la choquer » dit-il comme s’il regrettait l’époque où il pouvait faire scandale (en 1963 à Berlin, 1980 à Londres). Cependant il conserve cet élan lumineux et nous montre encore comment faire civilisation.
[1] cf. Fingermalerei – Adler, 1972 München, Pinakothek der Modern
accrochée à Beyeler, cette toile illustre aussi l’affiche et le catalogue de leur rétrospective
Musée Unterlinden
Place Unterlinden – F-68000 Colmar
Catalogue bilingue franco-allemand sous la direction de Frédérique Goerig-Hergott, conservatrice en chef

Parution papier :
Hebdoscope, n° 1052, juillet/août 2018